Méridien 2018
Synthèse des échanges, Janvier 2019
Equipe Analyses des Pratiques Musicales, en collaboration avec Baptiste Bacot.
Les rencontres Méridien qui ont eu lieu du lundi 10 au vendredi 14 décembre font suite à celles qui se sont tenues à deux reprises en 2017 (25-26 avril, 4-8 septembre). Ces journées réunissent les membres des différents départements et des équipes de recherche et ont pour objectif de produire un dialogue croisé permettant de mutualiser, de renforcer et d’élargir la recherche musicale. Les échanges ont ainsi été l’occasion de revenir sur les actions menées par le passé, de faire le point sur les dynamiques et interactions actuelles, d’en discuter les prolongements et de mettre en débat les initiatives à prendre dans un futur proche. Frank Madlener, en introduction, a orienté cette semaine comme une discussion collective et réflexive sur l’actuel et l’inactuel de l’Ircam. On rend compte ici de ces journées à travers six thèmes saillants qui émergent des présentations et des échanges entre les participants, de façon nécessairement partielle et limitée puisque ces éléments se basent sur la prise de notes du petit groupe de personnes d’APM en charge d’« écouter » les cinq journées (B. Bacot, C. Canonne, N. Donin, L. Feneyrou, F-X Féron).
Reconnaissance du bricolage
En quelques années, l’attitude des collaborateurs de l’Ircam face à leurs travaux respectifs a évolué : l’expérimentation, le bricolage et l’incertitude sont plus assumés que par le passé. Voire revendiqués. Qu’il s’agisse de compositeurs en résidence, de RIM, d’étudiants du Cursus ou de chercheurs, nombre d’entre eux décrivent un usage libéral et non unifié des outils. Leur processus de recherche intègre les paramètres propres à l’Ircam (supports du Forum, des équipes de recherche, de l’atelier mécanique et du pôle prototypage) mais ne s’y limitent pas. La finalité artistique ne se concrétise plus systématiquement par le développement d’un objet dans un environnement Ircam mais aussi par des appropriations et assemblages qui ont leur logique propre.
Parler de « bricolage » (caractérisé par Lévi-Strauss comme un mode de pensée « instrumental », alternatif à celui de l’ingénieur) n’implique pas que le travail se déroule hors de tout cadre méthodologique ou de toute norme scientifique, mais souligne la valeur attribuée à la bifurcation, à l’imprévu ou encore à l’environnement de travail, a fortiori pour des œuvres in situ. En cela, la culture technique de l’Ircam se décloisonne et entre en résonance avec les manières de faire adoptées dans d’autres mondes de la création musicale et technique que celui de la musique savante : écritures de plateau, design, art contemporain, DIY et fab labs. C’est d’ailleurs cette même culture technique qui permet d’établir des passerelles interdisciplinaires dans les champs de l’art et de la recherche.
Composer à partir de corpus
Il ne faudrait pas pour autant en déduire trop rapidement que les outils et les méthodes passent systématiquement au second plan ou qu’ils n’établissent pas de nouveaux paradigmes. C’est par exemple le cas de ceux qui reposent sur des corpus d’échantillons (au premier plan : CataRT, OMax, Orchidée), où l’on part d’exemples puis on ajoute des contraintes pour arriver à quelque chose de ciblé et pertinent : approche fondamentalement différente de la génération de matériau ou de sa transformation. La taille et la nature du corpus, les choix des descripteurs et du mode de visualisation / navigation, deviennent des paramètres compositionnels essentiels.
Cet intérêt pour le traitement de vastes bases de données fait émerger deux points saillants : premièrement, d’une même méthode (intelligence artificielle / réseaux de neurones, synthèse concaténative, …) découlent des usages variés, tant sur le plan artistique que scientifique. Certains de ces usages finissent par s’imposer comme des normes, parfois même hors les murs. D’autre part, l’usage de corpus d’échantillons provoque de nouvelles manières de manipuler et de relier les échelles micro- et macroscopique, le grain et la forme, la description et l’orchestration. Toutefois, ces deux aspects de l’« écoute machine » ou de l’« écoute intelligente » (une métaphore suggérée par des collaborateurs pour faire référence à l’analyse par descripteurs audio, et qui peut aussi s’appliquer aux procédures du machine learning), du fait des usages variés qui en sont faits, ne semblent pas encore former un front uni au sein de l’Ircam, mais forment plutôt des îlots de recherche indépendants les uns des autres, en dépit d’un usage transversal de l’objet « corpus ».
De la spatialisation à l’interaction
Autre mutation apparente dans ce Méridien, celle des régimes de spatialisation et plus généralement du mode d’écoute, de relation au public, configuré par les choix d’espace et d’interaction des œuvres récentes.
Le paradigme de la « figure de spatialisation » (soit le mouvement perçu d’un son distribué dans l’espace par un réseau de haut-parleurs) cède la place à celui de la « restitution » d’une scène sonore par échantillonnage actif de l’environnement. La composition de structures immersives prend le pas sur la projection spatialisée de sources sonores. Le public se trouve dans une position bien différente : non pas encerclé par des figures discrètes mais immergé dans un continuum multidirectionnel. L’attention spectatorielle se porte désormais plus volontiers sur les enjeux participatifs et intersubjectifs des propositions artistiques. Beaucoup d’œuvres présentées au cours de cette semaine mobilisaient des processus audio embarqués et distribués, soit parmi les musiciens, soit directement dans le public, voire les deux (cf. Nadine Schütz, Marco Suarez, Michelle Agnes Magalhães, Sivan Eldar, Garth Paine).
Il y aurait donc trois paradigmes à distinguer :
- Immersion / réalisme de la restitution d’un environnement / scène, scénario, narration
- Mouvement / constructivisme de la création de motifs / projection, figuration
- Emergence / interactionnisme de la mise en relation d’objets / situation
Pérenniser les produits de la recherche artistique
La question centrale de la préservation et de la pérennisation est commune à plusieurs équipes et départements. Elle touche de nombreux domaines dans lesquels la transmission et l’accès aux données sont cruciaux : les œuvres, le code, les outils, les données et les métadonnées ou encore les prototypes matériels. Volonté croissante d’ordonner et documenter ces données – et, pour certaines d’entre elles, de les mettre en accès ouvert. Motivations multiples : donner plus de visibilité aux développements technologiques de l’Ircam, à son répertoire d’œuvres, ou encore mettre en relation les utilisateurs des logiciels au sein de communautés dynamiques.
Des solutions permettant d’archiver les connaissances sur les productions de l’Ircam existent de longue date (les bases Sidney, Analyses, Brahms) et des efforts sont déployés pour maintenir au fil des années des outils dont l’usage est devenu courant (l’objet Max samplor~ de Serge Lemouton, par exemple). Par ailleurs, le Forum est actuellement révisé en profondeur et sera accessible dans sa nouvelle version au printemps 2019.
Ces différents points conduisent à questionner à la fois l’organisation interne des flux de données, mais aussi la relation avec les usagers externes, le devenir des produits à l’issu des résidences ou l’autonomie des technologies de l’Ircam hors de ses murs. Pas besoin de se donner systématiquement l’idéal (toujours déçu) de tout maintenir de façon universelle : il suffit parfois d’une seule personne qui continue à améliorer et maintenir une réalisation qui lui tient à cœur (par ex. un développement issu d’une résidence artistique), pour qu’on puisse parler d’une pérennité satisfaisante. La réalité des différents modèles et techniques de pérennisation est encore mal identifiée.
Mise en oeuvre
En croisant les témoignages des chercheurs, des compositeurs et des RIM, on s’aperçoit aussi qu’une nouvelle définition de l’œuvre musicale émerge. D’« objet » stable (figé dans une partition, un patch, un enregistrement de référence), elle tend à devenir un « projet » porté de situations en situations et traversant des milieux variés (géographiques, scientifiques, artistiques et technologiques). Les mêmes composants, outils, dispositifs, vont se retrouver pris dans des situations différentes, ce qui en démultiplie les usages : cette démarche nécessite souvent une adaptation technologique, mais elle permet surtout de les mettre à l’épreuve dans des situations qui n’ont pas nécessairement été envisagées lors de la conception. On s’écarte un peu de l’idéologie habituelle de la « composition » et on s’approche de celle du « design » : le projet est remis sur l’établi à chaque fois, ce sont autant d’étapes de la vie de l’œuvre qui donnent lieu à autant de versions, de hacks, de réalisations ad hoc et in situ. (Ce phénomène concerne également les développements issus des résidences de compositeurs : certains continuent à faire vivre ces outils au-delà de leur passage à l’Ircam tout en maintenant une collaboration avec l’équipe de développement d’origine – par ex. Ben Hackbarth et Audioguide ou les ramifications multiples d’Omax. Cf. section précédente).
Dans tous les cas, l’ontologie de l’œuvre est transformée à tel point que les formats et les cadres de représentation habituels sont inadaptés. Pas étonnant que plusieurs projets en cours adoptent le modèle du Git (un logiciel de gestion de « versions » décentralisées, utilisé notamment pour l’open source, ce qui donne d’emblée une dimension collective à ce travail) non seulement pour des développements informatiques mais aussi pour des œuvres (Antony, site Forum).
Interroger la singularité de l’Ircam
Le dernier point sur lequel il a semblé important de revenir à l’issue de cette semaine de discussion concerne les valeurs et les références de l’Ircam au regard de celles d’autres institutions apparentées, et plus généralement du milieu de la création et de la recherche musicales. Les tendances socio-esthétiques actuelles (low-fi, DIY, unités de création nomades et autonomes) creusent l’écart entre les idéaux qui sous-tendent l’Ircam et le fonctionnement normal du reste du monde. La culture ircamienne vise l’excellence de la qualité sonore, le progrès de la connaissance scientifique du matériau, la compréhension rationnelle des outils technologiques au service de la composition, l’intégration des mondes instrumentaux et électroniques. Son fonctionnement collectif (on dirait aujourd’hui workflow) procède par chaînage d’une multiplicité d’individus aux compétences bien différenciées. La dynamique propre de l’Ircam semble donc antinomique avec le processus de « désinstitutionalisation » qui serait le sens de l’histoire selon les thèses (amplement discutées) du philosophe Harry Lehmann. D’un autre côté, on voit l’Ircam devenir plus social, relationnel, multiple, pragmatique. Ce qui s’y est développé d’irremplaçable n’est donc plus seulement un répertoire d’œuvres et de technologies pointues mais une façon collective de mettre en réseau des gens, des techniques et des manières de travailler.