Bit-makers - avec Aaron Einbond

Bit-makers est une série de rencontres abordant la recherche artistique du point de vue des créateurs. Le titre de la série est un clin d'oeil au "beat-makers", producteurs de musique actuelle. La plupart des artistes rencontrés élaborent eux-mêmes leurs propres outils de création, sous la forme de programmes informatiques produisant des "bits".

Portrait binaire:

Interview:

Comment définiriez vous votre musique et votre métier de compositeur ?

Définir sa propre musique n’est pas une chose évidente. Disons qu’il y a une question qui me passionne depuis des années qui serait de savoir ce que serait une “musique documentaire.” On parle beaucoup de films documentaires, de littérature "non fictionnelle (non-fiction literature) , alors qu’en musique ce n’est pas une question que l’on pose très souvent.

Donc pour moi qu’est ce que cela signifie ? J’ai une formation de compositeur acoustique, j’ai appris à écrire pour les instruments ; après je me suis beaucoup intéressé à la musique électroacoustique et à la musique mixte. Il y a eu une recherche faite par les compositeurs de ces cinquante dernières années sur les modes de jeu, les sons, les bruits, les sons concrets si l’on peut dire. Et ce qui m’intéresse c’est de savoir si l’on peut voir ces sons concrets en lien avec la vie autour de nous, autour de la salle de concert, autour de la “musique classique.” Par exemple quand un violoncelliste produit un son en écrasant son archet sur les cordes, cela n’est-il pas en lien avec les sons que l’on entend dans la ville, ou dans la forêt ou à la plage ?

Ce lien peut être fructueux pour la composition et pour l’écoute. Comme disait John Cage, “l’univers sonore autour de la salle de concert pourrait bien être plus intéressant que la musique que l’on y écoute.”  Je me suis mis à accepter ce défi de voir si l’on ne pouvait pas mettre dans la salle de concert quelque chose qui nous forcerait à repenser ce lien entre la musique et la réelle, la vie non-fictionnelle.

Bien sûr, cette question a déjà été posée par beaucoup de compositeurs de musique électroacoustique, comme Luc Ferrari, Pierre Schaeffer ou Pierre Henry. Mais peu de compositeurs ont eu cette réflexion dans la musique instrumentale et dans la musique mixte.

L’environnement sonore est donc votre principale source d’inspiration ?

Oui, et il m’est facile de décrire comment je me sers de cet environnement. J’utilise beaucoup d’enregistrements concrets, puis je me sers de processus électroniques pour les traduire et les transcrire en partitions instrumentales. Ma maîtrise de la notation traditionnelle me permet de retraduire ces transcriptions un peu automatiques en une création plus artistique, et j’espère plus créative. Cette création est à la fois un produit de ma pensée musicale et le fruit de ces modèles qui viennent de l’extérieur.

Tout démarre donc avec une recherche de matériaux qui se fait probablement dans des endroits variés, en ville, à la mer à la campagne…? En quoi voulez vous transformer ce matériau ?

Il y existe une équivalence qui est très importante pour moi, qui est qu’un enregistrement est un enregistrement ! Si l’on enregistre un violoncelliste dans un studio ou si l’on part en extérieur enregistrer avec un micro, il y a un lien entre ces deux documents, ces deux médias. Ce sont tous les deux des fichiers sons, du wav ou du aiff, et on peut les appréhender d’une façon parallèle.

 

On peut par exemple faire un mapping entre les deux, en découpant les fichiers et en créant des mosaïques, des matching entre les échantillons de violoncelle et les sons concrets. On peut aussi, pourquoi pas, faire la même chose avec deux échantillons instrumentaux : je peux mélanger mon ami violoncelliste avec une clarinette basse selon les mêmes processus que ceux que j’aurais utilisé avec des sons concrets. Parce que, philosophiquement, pour moi, ce n’est pas si différent. 

En studio, j’ai travaillé en interaction avec le violoncelliste Pierre Morlet, nous avons parlé, échangé, expérimenté, et j’étais enrichi par ses idées. Et de même, quand je sors sur la place Igor Stravinsky devant l’IRCAM, il se crée une sorte de collaboration entre moi et les gens autour de moi, qui jouent pour moi et pour le magnétophone. Ce parallèle entre le studio et la “vraie vie” est toujours une occasion de renouveler mes idées.

Techniquement le processus est le même : je prends ces enregistrements, je les découpe à partir de paramètres informatiques, je fais des analyses et c’est là que je mets en application ce que j’ai appris à l’IRCAM : comment l’informatique nous aide à analyser un son, un enregistrement, d’une manière qui n’est pas possible à l’écoute pure. Je pourrais bien sûr transcrire un enregistrement de violoncelle à l'oreille, à partir des hauteurs et des rythmes ; mais comment retranscrire les petits détails du timbre, les grincements du son ? C’est là que l’ordinateur est essentiel.

J’ai collaboré avec l’équipe ISMM et travaillé sur les systèmes qu’ils ont développés : : la librairie Mubu, CataRT, IRCAM descriptors… Ce sont différentes manières d’analyser les nombreuses couches de paramètres qui constituent un son pour mieux le comprendre.  Y compris celui du violoncelle et essayer de savoir pourquoi il nous plaît autant.

Cela est vrai également pour d’autres sons : celui d’un oiseau par exemple, pourquoi nous attire-il, lui aussi ? On peut faire un transcription hauteur-rythme, comme l’a fait Messiaen ; mais est-ce qu’on ne perd pas de nombreux détails ? Bien sûr, Messiaen avait cette conscience du timbre ; mais aujourd’hui l’ordinateur permet de retrouver tous ces petits détails, ces subtilités. J’essaie alors de les comprendre et de les utiliser comme matériel compositionnel, et enfin de les mapper à des autres sons.


Comment l’oeuvre prend-elle forme à partir de ces processus et matériaux ? Joue-t-elle aussi de cette dualité intérieur/éxtérieur ?

On vient de parler des détails, du micro-montage, ce sont les briques en quelque sorte ; et il est vrai que je m’occupe beaucoup de ces questions parce qu’elles définissent en partie mon propre langage musical, ma propre écriture. Je me souviens d’un compositeur qui m’a dit lors d’une masterclass : “mais ce n’est pas possible de construire des châteaux sur du sable” ; alors bien sûr dès qu’un Maître me dit cela, je mets tout en oeuvre pour essayer de démontrer que, au contraire, cela est possible ! (Rires)

On peut bien sûr se référer aux modèles anciens, à Seurat, Pissaro et à cette idée de pointillisme musical : comment peut-on, à partir de tout petits détails, générer des formes musicalement puissantes, voire innovatrices ? Au fil des années j’ai utilisé plusieurs stratégies pour passer du plus petit au plus grand, mais une idée que je retiens de l’école spectrale est justement cette équivalence entre le micro et le macro, que l’on retrouve chez Grisey notamment. En effet, si je m’intéresse beaucoup aux micro-détails de l’analyse des sons instrumentaux ou des field recordings, pourquoi ces analyses ne pourraient-elles pas me servir aussi pour la forme ?

Si par exemple je prends un field recording de dix minutes et que, mettons à trois minutes, un camion passe devant mon enregistreur ; bien sûr ce n’est pas quelque chose que j’ai prévu, je n’ai pas dit au conducteur du camion : “s’il vous plaît passez à ce moment là !” Mais cet événement pourrait générer un moment formel qui serait clé dans une composition, qui pourrait déterminer la démarche de toute la pièce. J’adore ce jeu entre les accidents qui se produisent tout le temps dans nos vies, et puis les mois de travail que je vais effectuer de mon côté sur la partition, à partir de ce camion qui est passé à ce moment-là pour en faire un climax, un point d’arrivée ou un point d’articulation formel.

On retrouve le même phénomène avec les musiciens en studio. Par exemple, il y a trois ans, je faisais un projet de recherche ici sur l’improvisation de l’ordinateur à partir des éléments d’analyse de timbre dont nous avons déjà parlé. Nous avions des séances avec Pierre Morlet. Il nous avait joué des notes extrêmement longues et lentes, des col legno de la quatrième corde du violoncelle, désaccordée jusqu’au mi bémol, donc très bas. Il peut soutenir cette note pendant deux minutes ! Mais pendant ces deux minutes, de petits grincements apparaissent, qui ne sont pas du tout prévisibles et qui fonctionnent comme le camion dans l’exemple précédent. Il essaie de tenir son archet aussi lisse que possible, mais de temps en temps il y a une aspérité sur son bois et cela provoque un saut. Et là, sur mes deux minutes de note tenue col legno flautando extrêmement longue, il y a un petit accent. Je m'en suis servi pour générer une coupe formelle qui a été très importante dans la pensée de la forme. Ce sont donc une fois de plus les petits accidents qui m’ont aidé à concevoir la macro-structure de la pièce, en induisant ses principaux moments formels

Vous avez donc une démarche très ouverte aux surprises et aux accidents. Mais en même temps, vous allez vous-même les chercher. Ou du moins vous les attendez. 

Eh bien, oui. S’il y a une surprise de quelques millisecondes dans la session d’échantillonnage, c’est moi qui vais ensuite travailler sur ces matériaux pendant les six mois qui suivent . Et cela cesse d’être une surprise, cela devient quelque chose que je connais par coeur ! Mais les décisions compositionnelles intuitives ne sont-elles pas toujours de cet ordre ? Il y a toujours une étincelle qui nous inspire. Et c’est un effort de retrouver ce moment inspiré, parmi les heures et les heures de travail…

Cette inspiration est-elle toujours sensorielle ? Naît-elle toujours de la matière sonore, d’un son, qu’il soit concret, choisi, enregistré ou fortuit ?

En fait, je pourrais répondre à la première question, comment définir ma musique, d’une autre façon. Je pourrais dire que je suis un compositeur-écouteur. Pour moi l’acte de composer, c’est essayer de faire écouter les autres ce que j’entends personnellement. Essayer de montrer les choses que j’ai perçues à partir de mon écoute. Et de le partager avec les autres.

C’est un peu curieux, mais je me suis toujours dit, même quand j’étais étudiant à l’IRCAM, que je ne m’intéressais pas à l’électroacoustique forcément pour faire des nouveaux sons. Je préfère m’intéresser à mieux préserver les sons que l’on a déjà. La musique électroacoustique est donc pour moi plutôt une recherche écologique. Il s’agit de se rendre compte de tout les sons qui existent autour de nous, de percevoir les détails que l’on a peut-être pu rater, et comme compositeur, de partager ces détails avec les autres auditeurs.

Vous avez tout de même pris vos distances avec la musique concrète. Votre démarche est-elle une suite, une réalisation, une version contemporaine de la musique concrète ?

Ma musique a beaucoup de points communs avec la musique concrète. La différence que je crois la plus notable, c’est l’introduction des sons instrumentaux dans le discours. Bien qu’il y ait eu des compositeurs comme François-Bernard Mâche qui avaient déjà introduit des instruments dans la musique concrète. Mais avec les outils développés ici, à l’IRCAM, je crois que l’on peut aller beaucoup plus en profondeur dans ce mélange.

Arrivez-vous à travailler hors du son, c’est à dire mettre vos sons de côté, les laisser mûrir pour finalement créer des structures à partir de votre imaginaire ?

Je pense que comme n’importe quel compositeur, il y a des choses qui se soulèvent à partir de on ne sait quel stimulus extérieur, à partir de sa propre imagination si on peut le dire. Mais tout de même je tiens un point de vue assez sceptique vis à vis de mon travail compositionnel. Je trouve qu’il y a beaucoup de compositeurs qui trouvent surtout leur intérêt dans l’aspect symbolique de la musique : qu’est ce que c’est qu’une note écrite, qu’est ce que c’est qu’un rythme écrit. Mais on peut toujours poser la question de savoir, à l’écoute, quelle est la différence entre un sextolet et un quintolet. Ce point de vue sceptique vient peut-être du fait que je suis new-yorkais, que je viens un peu du monde de Cage, de Feldman, et donc que j’ai un peu de distance vis à vis de la l’écriture pure.

Je dis sceptique sans connotation négative, plutôt pour dire que j’y introduis du doute. 

Je faisais mes études à l’Université de Californie à Berkeley avec David Wessel qui a travaillé à l’IRCAM pendant plusieurs années et que nous avons tristement perdu récemment. Il avait une formation de percussionniste, et il posait toujours la question du “micro timing.” L’une des proposition qui orientait sa recherche était de dire que ce n’était pas la différence entre un quintolet et un sextolet qui pouvait nous passionner quand on écoute un bon percussionniste ; mais plutôt les différences de millisecondes. Je crois comme lui que c’est véritablement cela qui fait la différence entre quelque chose qui nous tient et quelque chose qui reste plat.

La dimension symbolique, celle de l’écriture, nous fait perdre beaucoup de ces micro-différences de temps expressive (“expressive micro-timing”). Alors que l’ordinateur est justement la machine à percevoir les micro-différences. C’est pour moi une façon d’aller au coeur des choses que de se demander pourquoi on adore quelques sons à la suite joués par un bon percussionniste ou un bon violoncelliste. Ce n’est pas quelque chose que l’on peut représenter avec juste un quintolet sur une partition.


La réponse à cette question, les recherches qui y sont liées vous passionnent-elle d’un point de vue scientifique et intellectuel autant que les réponses “poétiques” que vous apportez avec vos compositions ?

La question de savoir “quel son nous attire” ou “quel son trouvons nous beau” est évidemment une question dangereuse pour les compositeurs. On ne parle pas souvent de notre musique en se demandant si elle est belle ou pas. Et moi aussi, comme nombre de mes collègues, je rejette la pensée de la “beauté” de la musique telle que le voit le grand public. J’ai même édité un livre sur le bruit et sur ce qu’est que le bruit dans la musique ! (Noise in and as Music)

A mon avis il y a beaucoup de beauté, d’innombrables “beaux” sons qui ne sont pas reconnus par le grand public. Cela ne veut pas dire que cette beauté n’est pas reconnue dans leur perception de tous les jours, mais plutôt que c’est quelque chose dont ils ne sont pas conscients. Pour être un peu provocateur je dirais que tout le monde dans le public est un bruitiste, un amateur de musique bruitée qui s'ignore. Parce qu’en général on ne parle de musique qu’en termes de hauteurs et de rythmes, alors que notre expérience sonore est beaucoup plus large que cela. Si on parle de la voix de quelqu’un qu’on aime, ce n’est pas la hauteur de sa voix que l’on aime ; cela en fait partie, mais c’est également la quantité de bruits qui sortent du corps de cette personne, et que tout le monde peut apprécier. Mais lorsque l’on parle de beauté en musique ce n’est généralement pas sur ce sujet des bruits .

Et personnellement, l’analyse vous permet-elle de répondre à cette question, à savoir pourquoi tel son vous plaît ?

Est-ce qu’on arrive jamais à répondre, à savoir pourquoi un son nous attire ? Je pense que non, que c’est une recherche que l’on peut faire à l’infini. Mais c’est une recherche passionnante ! On peut toujours chercher, dans les détails, essayer de trouver pourquoi on adore tel ou tel son, tel moment particulier, tel souvenir, aussi. On peut s’en approcher, de plus en plus, mais je crois que l’on n’arrivera jamais à la réponse.

Est-ce qu'à travers vos oeuvres, et vos sons parfois méconnaissables, vous essayez d’éveiller chez vos auditeurs cette manière de “mieux entendre” ?

Je n’oserais pas dire que j’enseigne aux auditeurs à mieux entendre. Mais j’adhère au point de vue de Jacques Rancière : un professeur (ou un artiste) ce n’est pas quelqu’un qui vous dit quelque chose, c’est quelqu’un qui partage l’expérience de percevoir ensemble. Ma musique mêle en effet des sons très reconnaissables et d’autres qui le sont à peine. Cela m’intéresse beaucoup, dans ma stratégie formelle, d’explorer ces extrêmes, et souvent dans la même pièce.

Une de mes pièces, Without Words, pour Soprano et onze instrumentistes, commence par un enregistrement de rainettes; le public va reconnaître ces sons, même s’il n’a jamais été à l’endroit où j’ai fait cet enregistrement. Mais tout de suite la Soprano entre en faisant des sons bruités avec la voix, et s’ensuit un processus de transformation que j’ai composé à l’aide de l’ordinateur entre ces sons de grenouilles et le son de la voix. On part donc de quelque chose de très reconnaissable. Si j’avais commencé avec la Soprano solo, personne n’aurait pensé au sons que produisent les grenouilles ! Et au fur et à mesure de cette transformation, on est amené vers quelque chose de plus abstrait. Puis je développe en allant plus loin et en introduisant les autres instruments et en construisant des textures à partir de ces matériaux et processus. Cela devient un élément compositionnel : qu’est-ce que c’est reconnaissable ou pas, arrive-t-on simplement au seuil de ce que l’on peut reconnaître ?

Y a-t-il d’autres réactions que vous cherchez à provoquer chez l’auditeur ?

Je pense que c’est souvent un enjeu de mémoire, de souvenir. Il y a en effet toujours plusieurs de couches de temps qui se mélangent, et notamment le temps de la pièce et celui de l’auditeur. 

Si on revient à cet exemple du début de Whitout Words, on trouve plusieurs moments qui se superposent : il y a le moment où j’étais sur le terrain avec mon magnétophone, le moment où j’étais dans le studio avec la Soprano ; le temps de la composition où j’ai découpé et mélangé. Il y a le temps de la performance, où l’auditeur est devant l’ensemble et la chanteuse qui reproduit les sons qu’elle a déjà enregsitré lors de la séance de studio. Elle, elle va se souvenir du moment de cette séance d’enregistrement, moi je me souviendrai du moment de l’enregistrement sur le terrain. J’espère que les gens du public ont également des souvenirs que la pièce va appeler. Pendant qu’ils sont dans la salle de concert, pendant ces vingt minutes de musique, peut-être peuvent-ils eux aussi revivre un moment passé que ces sons vont évoquer. Et je pense que cette pluralité de temps dans nos vies et nos souvenirs, c’est une ressource très riche pour tous les compositeurs.

Cette démarche de passer du temps en extérieur est-ce quelque chose que vous recherchez en dehors de la musique ? Est-ce aussi une occasion de voyage intérieur, ou plutôt une chasse plus concrète ?

Oui, cette expérience de moi, le compositeur, en train d’enregistrer, elle est appréciable. Comme je le disais, je viens de la musique acoustique et instrumentale. Je me souviens que lors de mes études, avant d’arriver à l’IRCAM et de me plonger dans l’électroacoustique, j’étais toujours un peu jaloux des écrivains et des vidéastes, ou même des astronomes, que chaque projet emmenait vers d’autres univers, loin d’un travail au pupitre ou au bureau (bien qu'un travail au bureau soit parfois assez confortable !) C'est peut-être une des raisons qui m'a motivé pour développer l’aspect "documentaire" de ma musique dont je parlais. Un vidéaste de documentaire se retrouve un jour au Pôle Nord, un jour dans la jungle. Comme je jalousais ces opportunités, je pense qu’il a du y avoir un moment où je me suis dit que oui, un compositeur pouvait aussi faire tout cela !

Pendant mes études à l’IRCAM j’étais en train lire, ou plutôt de consulter le Livre des passages de Walter Benjamin. Et cela rejoignait l’idée que se fait un étranger à Paris : c’est toujours celle du flâneur dans les rues ! Je suis né à New York, à Manhattan, j’adore marcher dans les villes, j’adore explorer des pays, toute la civilisation autour de moi. Et davantage en ville qu’à la campagne, je suis d’origine véritablement urbaine. Cette activité de me promener, d’être un flâneur sonore, c’est quelque chose qui me fait toujours plaisir ; et ce n'est pas mal si le travail se fait aussi avec un peu de plaisir !

Un autre détail important de mon point de vue par rapport à la composition et la musique est que le personnage du compositeur est souvent vu d’une façon un peu égoïste : le mégalomane qui dirige une centaine de musiciens, qui les fait faire ce qu’il imagine dans sa tête…  et ce n’est pas une image qui m’attire beaucoup ! Je préfère l’idée d’être un "écouteur", un auditeur, comme le public qui va écouter ma musique, et le fait de partager cette expérience ensemble. Bien sûr, j’assume cette responsabilité d’écrire parfois des partitions pour de grands ensembles. Mais même là, avec ce mode de travail de faire des séances d’échantillonnage avec les instrumentistes, j’espère faire valoir une autre pensée de la créativité. Il ne s’agit pas d’être “le mec qui dit à tout le monde ce qu’il doit faire”. C’est plutôt un jeu collaboratif avec de nombreuses personnes différentes qui contribuent au résultat. 

J’ai cette idée, que j’espère un peu plus modeste, de l’identité du compositeur. Mais je suis aussi conscient du fait que derrière chaque field recording, c’est moi ; c’est toujours moi qui tiens le micro. Je parle très peu dans mes pièces. Il y a bien quelques moments où, par accident, j’ai dit quelque chose qui a été enregistré et que j’ai laissé dans la partition pour une raison ou une autre, mais la plupart du temps je ne le fais pas. Je ne fais pas comme Janet Cardiff une narration pendant ma balade. Et malgré tout, c’est toujours moi qui suis là, c’est mon point du vue de celui qui tient le micro. Donc ma présence est réelle, et en même temps un peu dissimulée.

Dans un ville, pour un écouteur-auditeur non initié, de nombreux bruits se ressemblent ou se répètent ; comment travaillez vous à renouveler cette écoute ou cette palette ?

Beaucoup de bruits se ressemblent, oui. C’est même une critique que j’ai reçue de ma musique : “Bah, c’est que du bruit quoi !” (Rires) On sait bien que l’on a une perception plus fine des choses que l’on a l’habitude d’écouter. Ce que l’on entend plus rarement peut donner l’impression de sons plus ou moins équivalents.

Mais si on prend un peu de recul, il faut reconnaître que nous, les musiciens, pendant toutes les années de formation que l’on reçoit, on se concentre sur une toute petite partie des sons de notre monde, les sons produits par les instruments principalement européens. Et ce sont des sons assez similaires : une note de flûte bel canto et une note de soprano chantée bel canto, ce n’est pas si différent, par par rapport à la quantité de bruits qui existent autour de nous. C’est sûrement cette prise de conscience qui a intéressé les compositeurs comme Grisey ou Lachenmann. Ils se sont plongés dans les sont bruités des instruments, considérant que c’était dommage d’avoir ce bel objet en métal qu’est la flûte et de ne faire que du bel canto avec ; pourquoi ne pas faire les milliers d’autres sons, d’autres bruits qui sont possibles ?

Vous êtres un scientifique et vous développez vous-même vos outils ; est-ce toujours par nécessité, pour des besoins précis, ou est-ce aussi un centre d’intérêt de développer des outils pour eux mêmes et utilisables par la communauté ?

Je ne me vois pas comme chercheur indépendamment de mon travail de compositeur. Les outils dont je dispose, je m’en sers comme n’importe quel compositeur pourrait utiliser n’importe quel outil, que ce soit le sérialisme ou l’harmonie tonale. La recherche technologique me sert à découvrir des ressources dont je peux me servir pour l’écriture musicale.

De nombreux champs de recherche me passionnent mais je suis content de les laisser aux autres. J’adore être dans une maison comme l’IRCAM où je peux aller écouter le séminaire d’un collègue qui a des intérêts totalement différents des miens et dont je peux tout de même m’inspirer. Mais, parmi ces questions, j’ai toujours une très forte conscience de ce qui va me servir pour ma propre production et de ce que je vais laisser de côté.

La recherche, c’est vraiment une partie de la vie du compositeur. Mais j’ai plus à apporter en développant les outils qui vont me servir directement dans mon travail plutôt qu’en essayant de répondre à des problématiques abstraites. Je suis conscient qu’à l’IRCAM il y a des développeurs bien plus spécialistes que moi pour ces choses-là. Si j’ai une contribution à faire dans la recherche, je pense que ce serait plutôt autour de cette écoute, cette perception compositionnelle, qui me conduit vers des questions qui ont un intérêt artistique au final.

Au développement de quels autres outils avez-vous participé ?

J’ai eu comme une illumination, précisément quelques semaines avant de commencer mon cursus à l’IRCAM : j’ai rencontré un musicien et chercheur de l’IRCAM à l’ICMC de Copenhague, Diemo Schwartz avec qui je travaille toujours. A cette conférence, il a présenté son outil CataRT, une librairie pour la synthèse concaténative. C’est une manière d’opérer une synthèse granulaire intelligente si l’on peut dire, c’est à dire qu’elle permet de choisir les grains de façon non pas aléatoire mais de manière analytique, choisie, construite. Et je me suis dit véritablement que c’était cela que je cherchais dans ma vie !

Cet outil permet d’étudier n’importe quel échantillon et voir dans son espace multidimensionnel quelles sont les liaisons avec d’autres échantillons, quels sont les points de différence, quels sont les axes qui correspondent aux éléments perceptibles. L’un des descripteurs sonores par exemple s’appelle “SpectralCentroïd” ; c’est une formule facile à calculer sur un échantillon et qui correspond perceptiblement à la "brillance" d’un son.

David Wessel, que j'ai évoqué, a toujours proposé l’idée de l’espace des timbres (Timbre Space). Il se posait la question de la caractérisation de l’échelle des timbres, postulant que, contrairement aux hauteurs, ce phénomène complexe n’était pas uni- ou bi-dimensionnel mais multidimensionnel, qu’il existait dans un espace beaucoup plus large et plus riche. J’ai vu tout de suite dans le travail de Diemo, avec CataRT, l’outil idéal pour mieux comprendre les recherches de Wessel.

Lorsque j’ai fait le cursus IRCAM, Diemo a eu la patience de parler avec le jeune étudiant que j’étais pour me montrer les détails de son outil, et j’ai eu la satisfaction de pouvoir y ajouter des choses qui se sont avérées utiles, puis d’autres encore lors d’une résidence en recherche artistique que j’ai faite par la suite avec lui et ses collaborateurs. Ce que j’y ai ajouté, c’est le traitement temps réel de ce moteur de synthèse concaténative. C’est à dire de pouvoir faire l’analyse d’un son joué par un instrumentiste capté par un micro, de la même manière que l’outil le ferait avec un corpus enregistré, et de faire un mapping entre les deux en temps réel. Cette idée de Mosaicing live comme processus de traitement du son, je pense avoir été un des premiers à le faire ; bien sûr, d’autres collaborateurs ont pu reprendre cette idée et aller beaucoup plus loin par la suite !

Cela a du être une belle source de satisfaction.

Pour moi, comme compositeur, oui ! Je me rappelle qu’un jour, j’ai montré mon travail à un ami qui était aussi dans le cursus. Et il m’a dit “il y a toute une carrière dans cette idée !” Mais au fond je ne suis pas sûr que c’était un compliment ! Parce qu’en réalité, je me suis aussi un peu perdu dans cette problématique ! Cela dit, j’adore les artistes qui ont réussi à passer toute leur carrière sur une question assez précise, et qui ont trouvé une certaine richesse dans ce cadre.

Pour vous, changer de cadre serait-il envisageable ? Travailler différemment, sans enregistrements, sans field recording ?

C’est un problème fascinant. J’admire aussi les compositeurs qui ont changé d’avis en plein milieu de leur carrière ! Je ne crois pas que j’ai cette personnalité, mais sait-on jamais…

Changer d’outil, pourquoi pas. Il y a certainement d’autres outils qui arriveront bientôt, qui vont m’attirer, moi et d’autres. Mais j’imagine mal abandonner ou laisser de côté cette idée que j’ai de la transcription, du mapping, et surtout de la liaison entre une écoute et une autre.

Je pourrais faire une transcription d’une autre façon, ou comparer un enregistrement de violoncelle et un field recording d’une autre manière… Mais cette idée de transcrire et de relier, j’imagine que ça va rester…

Propos recueillis par François Vey.