Portrait binaire:
Avez-vous des auteurs ou des romans de prédilection ?
Je peux en parler pendant des heures ! Je dirais en premier lieu Thomas Pynchon, qui m’inspire beaucoup. Italo Calvino aussi. Surtout des auteurs de la seconde moitié du 20e siècle.
Est-ce naturel ou difficile de s’inspirer de la littérature pour écrire de la musique ?
C’est quelque chose qui était en germe dès le début pour moi. Adolescent, j’adorais lire et écouter de la musique, et j’ai toujours cherché des liens entre les deux. Aujourd’hui, en lisant un poème, je me demande par exemple quelle serait la façon de mettre en musique la même idée formelle de ce poème. Rechercher ces liens, cela me permet de rassembler plusieurs voies dans mon travail. Il y a à la fois la technologie et l’idée de l’exotisme… Par exemple, l'une de mes pièces qui s’appelle Convergence Lines, une grande pièce de 25 minutes pour ensemble et électronique, prend pour base le roman V. de Thomas Pynchon.
Pour trouver ces liens, avez vous une méthode, une organisation conceptuelle (par exemple en s’inspirant des rythmes, des sonorités, de la forme) ou est-ce plutôt un travail poétique, sur ressenti ?
Je fais les deux. Dans certaines pièces, je me contrains à respecter très strictement un plan formel que j’essaie de reproduire de façon sonore. Avec End Words, par exemple, j'ai voulu explorer plusieurs façons de traduire la forme poétique très stricte de la sextine. Les mots en fin de vers sont répétés dans un pattern pré-déterminé et imposé, et cette même figuration est reprise dans plusieurs paramètres sonores: texture, durée, spatialisation, hauteurs...
D’autres pièces sont plus libres dans l’esprit… J’y pratique une inspiration libre je dirais.
Vous parliez également de la technologie comme élément important dan votre travail.
La technologie est importante bien sûr. Je travaille surtout à l’ordinateur. J’ai fabriqué comme une boite à outils, qui me permet de travailler parfois avec le son lui même, parfois de façon symbolique, c’est à dire avec la notation traditionnelle.
Dans le domaine de la technologie, je ne suis pas un spécialiste. Lorsque j’ai suivi le cursus de l’IRCAM, certains disaient “je veux faire de la synthèse” et ils concentraient tous leurs efforts dans cette direction. Moi j’ai fait un peu de synthèse par modèle physique, un peu de score-following, un peu de synthèse concaténative ; dans les presque dix années qui ont suivi, j’ai travaillé avec différentes équipes. Je ne me vois pas comme un chercheur qui va essayer de toujours approfondir son usage d’un outil en particulier.
C’est un peu comme mon approche générale de la composition, un travail de synthèse entre plusieurs idées, et le souci de chercher l’outil exact qui correspond à l’idée musicale derrière une pièce.
Cette diversité est-elle un besoin, quelque chose d’irrépressible ?
Je n’ai pas eu cette démarche en me disant consciemment que je voulais devenir une personne aux intérêts éclectiques. C’est au contraire quelque chose qui s’est développé de manière naturelle, organique, au cours du temps. Et toujours, je pense, en répondant à mon besoin musical.
Par exemple c’est au cours d’un petit voyage en Turquie en 2004 que j’ai découvert qu’Istanbul était une ville qui me fascinait beaucoup, comme la musique microtonale turque.
Et j’ai décider de m’installer à Istanbul deux ans plus tard, en grande partie grâce à la musique. Au même moment je découvrais ici en France la musique spectrale et les travaux faits à l’IRCAM. J’ai vu la microtonalité comme un lien entre les deux traditions. Ce n’est pas un lien évident, mais c’est un aspect assez répandu dans ces musiques et j’ai voulu l’explorer.
J’ai toujours voulu mener ma vie comme cela, suivre le fil de ce qui m’intéresse sur le moment. C’est ce qui fait qu’aujourd’hui à 38 ans j’ai vécu dans six ou sept pays, j’ai bien voyagé ! C’est quelque chose dont je suis fier mais qui peut être aussi désavantageux. Bien que ma musique soit très jouée en France, je ne suis très ancré ni dans la scène française, ni aux Etats-Unis où j’habite maintenant et où je suis vu plus comme un compositeur européen. Je suis donc entre les deux mondes, tout le temps ; ce qui est bien et mauvais à la fois.
Quel manque-ressentez-vous ? Vous manque-t-il un ancrage, un public… ?
Sans doute une sensation d’appartenance. C’est peut-être la grande thématique de ma vie, la sensation de ne pas réellement appartenir à un endroit particulier. Une balade constante. C’est désavantageux pour la carrière, pour les soutiens. Mais en même temps, je ne peux pas me plaindre, j’ai beaucoup de projets !
Diriez vous donc que votre recherche musicale est le reflet de votre vie, de votre besoin de voyager et de découvrir des choses ?
Oui les deux vont ensemble, j’ai très rarement envie de refaire quelque chose que j’ai déjà fait dans mon travail.
Est-ce que dans cette diversité — ensembles, mixte, électronique seule, plus toutes les traditions dont vous vous inspirez et que vous essayez d’incorporer — vous voyez un fil conducteur, quelque chose qui serait commun à l’ensemble de vos pièces ?
Je pense qu’il y a des choses que l’on peut reconnaître dans ma musique, qui me sont personnelles. Déjà, j’ai une grande affinité avec la couleur. Plusieurs de mes pièces font explicitement référence aux couleurs. A la lumière et à la couleur. Dans Spinning in Infinity par exemple, qui est une pièce pour orchestre et électronique, il y a une double inspiration : la forme de la spirale et le cercle chromatique. J’y ai une manière de travailler avec la couleur, qui change de façon constante et qui est toujours en boucle. Je parle donc dans cette pièce surtout de couleur instrumentale, de timbre.
Je pense aussi que je possède mon propre langage rythmique. Il n’est pas forcément facile à expliquer ; il ne s’appuie pas sur la métrique et la répétition, mais il est quand même très actif la plupart du temps. Je dis parfois de façon explicite que je me sens inspiré sur le plan rythmique par les mosaïques, notamment celles d’Afrique du Nord.
Au delà de ça, je crois avoir les mêmes habitudes harmoniques dans une grande partie de mes pièces ; je les structure souvent un peu de la même façon, dans ma manière de divaguer…
Pourrait-on dire alors que vous avez un langage cohérent et constant selon vos oeuvres malgré des inspirations à chaque fois très différentes ?
Exactement. Quand j’étais à l’IRCAM en 2010 j’ai écrit pour le Festival Agora une pièce qui s’appelle Cognitive Consonance. J’ai choisi ce titre parce qu’il était un peu un manifeste de ce que je voulais faire à l’époque —et ce que je veux encore faire. C’est à dire écrire une musique qui est, justement, à la fois cognitive et consonante.
Une grande partie de la musique contemporaine qui vient des Etats-Unis est consonante ; mais un peu trop naïve, trop basique. En revanche, il était très courant il y a une dizaine d’années de voir des oeuvres très cérébrales, sans réel engagement avec le son, ce qui est un peu moins le cas aujourd’hui. Ce que j’ai trouvé avec Grisey, Murail, Leroux, c’est une pensée détaillée qui s’accompagne d’une affection pour le son lui même, et pour les idées de consonance. C’est le but que je voulais évoquer avec ce titre-là et que je pourrais encore utiliser comme manifeste.
Ce serait plutôt cela, le fil conducteur de toutes mes pièces. Ce qui réunit tout c’est l’idée d’explorer la consonance, pousser la définition de la consonance, avec entre autres les micro-tonalités.
Je ne veux pas que mes oeuvres ne soient écoutées qu’une fois. Cette idée vient aussi de la littérature : dans un bon roman, la lecture peut se faire sur plusieurs niveaux, tout n’est pas évident, certaines choses sont un peu cachées. Et c’est en relisant que l’on apprend mieux, que l’on capte davantage. Certains compositeurs ont du succès parce que leur musique et impressionnante, dès le début et dès la première fois. Ma musique n’est pas comme ça.
Si vous donniez à vos auditeurs cette opportunité d’écouter plusieurs fois vos oeuvre, quelles réactions ou émotions voudriez-vous faire naitre chez eux ?
J’ai beaucoup réfléchi à cette question mais c’est encore assez difficile d’y répondre. Ce que j’apprécie dans une oeuvre, que ce soit de la musique ou de la littérature, c’est de pouvoir écouter et identifier plusieurs liens, plusieurs références, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’oeuvre. C’est pour cela que j’aime autant Thomas Pynchon. On ne peut pas dire que Gravity’s Rainbow, ou même ses grandes oeuvres, soient des chefs d’oeuvre structurels. Il y a toujours des pages que l’on pourrait éliminer ; mais ces pages-là ne servent qu’à élaborer, divaguer et à évoquer des éléments extérieurs. Elles font apparaitre les liens entre ce que l’on vient de lire et ce que l’on est en train de lire…
Voilà le but cognitif de la musique pour moi : c’est pouvoir éclaircir comme avec de petites lumières des connexions ou des références qui ne seraient pas évidentes autrement.
Ma pièce Waterlines est celle qui va le plus dans ce sens, car j‘y fais une exploration assez explicite de la musique américaine. On y trouve des références de country et de blues —j’ai carrément repris des paroles d’anciens disques de blues. Et en même temps la musique y est très spectrale et européanisée.
Comment êtes vous parvenu à faire cette synthèse de blues et musique spectrale ? Est-ce difficile ?
Ca m’est venu assez naturellement. J’ai commencé à écrire cette pièce autour de 2005. J’habitais à Paris, j’étais en train de découvrir cette musique et d’établir des connexions. Dans la musique spectrale par exemple, il existe l’idée d’un continuum entre le bruit et la consonance. Et j’y ai vu un analogie avec l’oscillation entre tonique et dominante dans la musique blues. Dans les deux traditions on a des drones, des inflexions microtonales. Beaucoup de choses en commun finalement, qui pourtant n’ont pas été tout de suite évidentes. Ce travail est issu de réflexions que j’avais déjà à l’esprit et qui ont commencé à prendre forme simplement en écoutant des choses l’une après l’autre.
Vos influences sont musicales et extra-musicales. Vous parliez des couleurs et des lumières d’Istanbul, cela joue-il sur votre écriture, et dans quelle mesure ?
Bien sûr. En ce moment je suis en résidence à Cassis dans le sud de la France ; je passe mes journées à regarder la mer, à observer les petits changements de couleur. Tout le temps. La pièce que j’écris va évoquer ces sensations. L’année dernière j’ai fait une commande pour l’Itinéraire et l’Enemble Moderne, une pièce qui s’appelle PolychROME . Pendant que j’écrivais la pièce j’habitais à Rome, je voulais écrire en m’inspirant de l’atmosphère de cette ville, ses couleurs, ses sons, ses motifs et ses lumières très particulières.
Comment cette imprégnation prend-elle forme ? Dans votre imagination, dans votre travail concret ?
C’est assez compliqué de répondre, car cette démarche est toujours personnelle et l’on n’est jamais sûr de pouvoir évoquer les mêmes sensations chez quelqu’un d’autre.
Pour PolychROME, je ne me suis pas contenté de vouloir reproduire ou évoquer les atmosphères. Je me suis mis à la recherche d’écrivains ou de poètes qui avaient ouvert cette voie. J’ai trouvé une nouvelle de Geoff Dyer, un écrivain britannique. Il parle de ses expérience et dit que Rome est une ville morte à la fin de l’été : la lumière crée une espèce d’éclipse à l’envers, tout est sur-illuminé mais en même temps rien ne bouge dans la ville. C’est la sensation que j’essaie de créer à la fin de la pièce. Je me suis demandé que serait l’équivalent musical d’une lumière qui croit en intensité, .
Une autre source d’inspiration pour cette pièce vient des statues, des marbres antiques. Nous les connaissons blancs, mais on sait qu’à l’époque elles étaient vivement colorées, on a perdu la peinture. Les Polychromes sont devenus blancs et on s’est demandé s’il fallait imaginer une restauration de ces couleurs. On partirait donc de quelque chose de sec, en ajoutant de la couleur peu à peu. L’analogie musicale que j’ai imaginée est de partir de sons de percussions, très secs, qui peu à peu glissent vers des sons qui ont des résonances harmoniques. En particulier j’utilise des Timbales, des tambours de Cuba, qui ont toujours une légère résonance en plus de leur une attaque percussive.
J’ai pris des enregistrements et j’ai essayé de voir avec l’ordinateur comment je pouvais essayer de reproduire ces résonances ; d’abord de l’orchestrer, puis de donner peu à peu la sensation que la résonance va devenir plus puissante que l’attaque. C’est tout un processus qui se déroule sur trois minutes, on passe d’un espace très aride à un espace riche en couleurs et en résonances.
J’utilise des outils d’analyse, comme AudioSculpt pour observer la forme d’onde et les composantes de la partie harmonique. Je me suis aussi servi d’Orchids, qui est l’outil d’orchestration actuellement en production à l’IRCAM
Développez-vous les outils dont vous avez as besoin ?
Oui, tout le temps ! L’électronique c’est encore un domaine ou je suis entre deux mondes. Je ne suis pas que compositeur, je ne suis certainement pas développeur non plus, mais j’arrive à fabriquer des outils entre les deux.
La musique électronique, pour moi, est un travail collaboratif. C’est peut-être évident en France, mais Etats-Unis elle n’est pas pensée comme cela. Là-bas, quand on me demande une pièce avec électronique, il n’y jamais un RIM à côté, jamais d’assistant, je dois toujours tout faire moi-même. Je peux le faire, mais cela n’aide pas à faire avancer la pensée musicale, ni l’état actuel de la recherche. Je trouve cela vraiment dommage, je préfère largement la façon de travailler ici, en France.
Aux Etats-Unis il y a une autre tradition, qui est devenue dominante, c’est celle du DIY (Do It Yourself), c’est à dire tout faire soi-même. On voit de compositeurs qui fabriquent leurs propres instruments.. Ce n’est pas un travail aussi raffiné qu’ici et c’est surtout très limité : on se limite à ses propres connaissances.
Le travail de compositeur est encore typé comme très fermé et solitaire, comme quelque chose que tu fais toi même quelque part dans un placard ; A l’inverse, je pense qu'un contexte collaboratif est bénéfique pour le travail électroacoustique.
Est-ce pour cela que vous mettez vos outils à disposition des autres ?
Une bonne partie de mes outils, que je développe principalement ici à l’IRCAM, sont en phase constante de réalisation et d’évolution. Il y en a beaucoup qui n’ont pas encore été mis à la disposition de tout le monde. Justement parce qu’on a besoin de les affiner. Ca me plairait de pouvoir en arriver au bout !
C’est défi permanent à l’IRCAM, le temps manque à tout le monde. C’est bien normal, le travail se déroule constamment dans un contexte de production et les efforts sont souvent dirigés vers la réalisation des concerts, ce sont des échéances qu’il ne faut pas manquer. Trouver le temps et les moyens de revenir sur les mêmes idées et les perfectionner, c’est souvent difficile.
Comment passez-vous du stade du développement au stade de l’écriture, et inversement ? Est-il difficile de vous arrêter de composer pour vous consacrer au développement d’un outil dont vous auriez besoin pour continuer ?
Pour moi, les éléments d’informatique musicale sont plutôt intégrés dès le début de la composition. En ce moment j’écris une pièce qui sera jouée à Marseille. J’écris la partition et le patch en même temps. Dès que j’ai écrit une idée sur la page, j’ai son équivalent sonore sur l’ordinateur. J’ai la chance de pouvoir travailler comme cela car ce sont des outils que j’ai bâti pendant un bon moment, et je peux être sûr qu’ils vont fonctionner.
Il m’est arrivé de travailler différemment, cela dépend complètement du projet. Si l’idée est de tenter quelque chose de nouveau avec l’électronique et qu’il faut partir de zéro, alors il est difficile d’écrire au même moment. Il faut tester, faire des aller-retours… Et oui ça peut devenir frustrant, parfois ; avoir la sensation de n'être à l’aise ni dans un espace ni dans l’autre… C’est là que la collaboration aide beaucoup.
Plus largement, pourquoi la musique ? Vous êtes attiré par beaucoup de choses, pourquoi particulièrement cette voie ?
J’ai toujours su que je voulais être compositeur très jeune. J’ai décidé à l’âge de 9 ans que je voulais faire de la musique. Je pense que c’est parce qu’elle a un côté plus ouvert à l’interprétation extérieure que dans l’écriture par exemple. Elle permet d’évoquer, de communiquer —je ne veux pas dire “sans être explicite”, mais l’idée est là. C’est ce que j’apprécie beaucoup, cela me permet de jouer avec les différents niveaux d’explicite dans ce que j’écris.
Qu’est ce qui vous amené vers la musique contemporaine, par rapport à vos influences folk ou blues ?
Je me souviens très bien de m’être dit que la musique classique, la musique écrite, était un domaine où l’on pourrait tout faire. On pourrait tout synthétiser, tout inclure. En grandissant à la Nouvelle-Orleans, le jazz était très présent, la plupart de mes amis jouaient du jazz, et moi aussi un peu. Mais j’ai senti assez vite qu’il serait assez difficile d’importer les quatuors de Ravel dans le jazz. En revanche, si on fait une musique classique, écrite et qu’on veut évoquer le jazz, ça peut se faire.
C’était une pensée à la fois naïve, et perceptive. Je me suis rendu compte que c’était plus compliqué que ce que je pensais, par exemple, d’évoquer la musique turque dans le contexte d’une pièce contemporaine. Il fait vraiment avoir les bons interprètes. Je me trouve très souvent dans un contexte où je veux évoquer certaines traditions, certaines façons de jouer qui ne sont pas familières aux instrumentistes européens et qui nécessitent un peu d’apprentissage, et il n’est jamais garanti que l’on arrive à un bon résultat.
Mais je préfère composer ce qui m’inspire, avec des instrumentistes “idéaux”. J’ai de vrais problèmes avec certaines de mes oeuvres, comme Cognitive Consonance dont j’ai parlé tout à l’heure. Il y a une partie soliste pour un quanun, l’instrument turc à cordes pincées — d’ailleurs ce doit être un quanun turc et pas un quanun arabe car les micro-tons sont différents. Après sa création, la pièce n’a pas été jouée pendant huit ans, et ça a été assez difficile de la remonter. Mais on l’a récemment l’enregistrée à New York avec une quanuniste turque qui habite Montréal, et le disque vient de sortir (http://www.newfocusrecordings.com/catalogue/christopher-trapani-waterlines/). Il n’y a pas toujours de happy-end comme celui ci, mais on a parfois des satisfactions, heureusement !
Propos recueillis par François Vey.