Bit-makers - avec Giulia Lorusso

Bit-makers vol. 2 est la seconde série de rencontres abordant la recherche artistique du point de vue des créatrices. Le titre de la série est un clin d'oeil au "beat-makers", producteurs de musique actuelle. La plupart des artistes rencontrées élaborent elles-mêmes leurs propres outils de création, sous la forme de programmes informatiques produisant des "bits".

PORTRAIT BINAIRE

INTERVIEW

INTERVIEW COMPLÈTE

Compositrice-chercheuse, vous reconnaissez-vous dans cette définition ?

Je suis compositrice, mais je n’ose pas me définir chercheuse. A part peut-être dans le sens où, quand on est artiste — ou du moins compositeur car je n’aime pas non plus me définir comme artiste — on cherche toujours quelque chose.

Mais je ne ne suis pas chercheuse scientifique, au sens où je n’ai pas de formation scientifique. Pas encore, sait-on jamais ! Et je n’exerce pas non plus dans le domaine de la recherche.

Malgré tout, je suis en ce moment sur un projet de recherche artistique, en duo avec un très bon ami, Alessandro Rudi, qui est informaticien. Il vient de Rome, comme moi, et travaille comme chercheur à l’INRIA. Il a étudié à Genova et au MIT de Boston, il a fait un post-doctorat à Paris et il est aujourd’hui chercheur et professeur à l’Ecole Normale.

C’est une chance d’avoir Alessandro comme ami. Nous nous sommes retrouvés à Paris et nous voulions travailler ensemble. D’abord parce que nous nous entendions très bien. Et aussi parce qu’il y a une affinité entre la façon de penser d’un chercheur et celle d’un compositeur : on est toujours dans la recherche et la réflexion !

Nous avons décidé de proposer ce projet ensemble. J’ai toujours été fascinée par le monde scientifique, par la recherche, et dans ce cas précis par les domaines de l’informatique, de l’Intelligence Artificielle et des technologies avoisinantes.

 

  

Vous êtes donc complémentaires, cherchez-vous un peu la même chose par des biais différents ?

Oui, nous nous retrouvions le dimanche après midi, moi j’avais des pièces à travailler et lui des problèmes mathématiques à résoudre ou des articles à écrire. Nous nous trouvions tous les deux dans le même état de réflexion perpétuelle, à être pris par quelque chose qui nous touche au-delà du simple travail, qui entre dans notre vie personnelle. Ce doit être la même chose pour un écrivain, ou un chercheur de n’importe quel domaine.

En plus de cette affinité, nous échangions beaucoup sur nos réflexions et nos questionnements, artistiques d’un côté, scientifiques de l’autre.

Il m’a toujours parlé de sa recherche, des algorithmes qu’il développait et il s’est trouvé qu’à un moment donné nous avons présenté un projet ici à l’Ircam.

Ce qui nous manquait, et que nous offre l’Ircam aujourd'hui, c’est une interface entre nous deux. Il est chercheur mais il n’est pas musicien. Et moi je suis musicienne mais je n’ai pas de formation scientifique. Nous pouvions communiquer, mais en réalité nous avions besoin d’une structure, de travailler en équipe, avec d’autres chercheurs qui pouvaient nous aider.

Je parle avant tout de structure humaine, c’est à dire de la mise en place d’un travail d’équipe, et du fait de pouvoir se mettre en relation avec des personnes qui ont déjà cette double expérience de la musique et de l’intelligence artificielle.

Je crois que c’est un des points forts de l’Ircam, car de nombreuses recherches sont faites dans ce domaine, et l’intelligence artificielle est à la mode ! Ce qu’offre l’Ircam qui est sinon unique, au moins très rare, c’est de mêler la musique avec ces technologies informatiques. On trouve ici beaucoup de personnes qui ont une double formation, ce que nous nous n’avons pas.

Je ne suis donc pas chercheuse, mais ce domaine m’intéresse et j’essaie d’apprendre moi aussi ces outils informatiques, d’entrer le plus possible dedans, d’aller aussi loin que je peux. Même si je n’ai pas cette double formation, comme peuvent l’avoir Andrea Agostini ou Daniele Ghisi, qui a un doctorat en mathématiques.

 

 

Vous vous considérez donc comme musicienne, compositrice, curieuse de votre environnement.

 Oui, tout à fait.

 

 

Vous m’avez parlé du parcours d’Alessandro Rudi, quel est le vôtre ?

Jusqu’à présent j’ai eu une formation assez traditionnelle. Je dis “jusqu’à présent” parce que je pense que l’on est tout le temps en train de se réinventer, de se former dans des domaines différents

Traditionnelle au sens où j’ai d’abord commencé par le piano. Et par la suite j’ai continué avec la composition. D’abord à Rome, dans ma ville natale, puis à Milan pour me former avec Alessandro Solbiati, que je considère comme mon premier professeur de composition. J’y ai fait une licence de composition où j’ai étudié aussi le piano, que j’ai arrêté pendant mon Erasmus au CNSM de Paris.

J’ai fait un Master, et en même temps le cursus à l’Ircam. Ça a été ma découverte de la musique électronique ; en Italie, malheureusement, l’enseignement de la composition et celui de la musique électronique sont encore très séparés. Ce sont deux diplômes différents.

 

 

Cela est étonnant, parce qu’il y a beaucoup de compositeurs italiens en électronique et electroacoustique !

Oui, ils se sont formés en France ! (Rires) J’exagère ! Il y a beaucoup de compositeurs que je trouve très intéressants qui se sont formés en Italie ; je pense par exemple à Agostino Di Scipio qui a d’ailleurs enseigné en France il me semble. Ou Michelangelo Lupone, qui ont tous deux une approche de la composition électronique très originale et très personnelle, différente de la génération qui s’est formée ici à l’Ircam.

Enfin, pour rester correcte avec la situation en Italie, nous avons de très bons professeurs et un bon enseignement en musique électronique mais nous n’avons pas les moyens, pas les infrastructures : nous avions des cours mais pas de logiciels, pas de laboratoires informatiques ou de studios. Et c’est difficile car, de mon point de vue, la musique électronique ne s’enseigne pas de manière théorique. Bien sûr il y a des bases scientifiques et acoustiques, mais il est très important d’avoir un support matériel, des studios, la possibilité de faire des expériences à l’ordinateur.

Donc en Italie, ce manque ne dépend pas des gens, mais des infrastructures. On en a de plus en plus mais pas comme en France, disons.

 

 

Dans votre cas, quand vous êtes partis d’Italie vous étiez plutôt dans la composition traditionnelle, instrumentale. La découvert de l’électronique était-elle plutôt un hasard ou une envie — ou un besoin ?

Non, ce n’était pas un hasard, j’avais cette envie, j’avais cette curiosité. Comme pour beaucoup de compositeurs de mon âge, il y a un lien très profond entre les approches acoustiques et électroniques de la composition.

Par exemple, quand je compose des pièces mixtes, je compose souvent la partie électronique en premier puis l’acoustique s’y mêle par un jeu d’allers-retours ; mais l’approche est la même.

 

 

Diriez-vous que votre rapport à l’écriture électronique est le même que votre rapport à l’écriture instrumentale et acoustique?

Oui, de plus en plus. J’y vois surtout une affiné dans mon approche au son et à la matière sonore.

L’année de cursus que j‘ai fait ici m’a beaucoup nourrie. Elle m’a énormément apporté en ce qui concerne l’écriture instrumentale et la pensée du processus de création et de composition.

J’aime dire que le travail de l’électronique est une sorte de miroir. C’est subjectif, mais j’y trouve un côté plus instinctif. Lorsque l’on travaille avec l’électronique, en tout cas dans ma façon de faire, on a immédiatement un résultat tangible, et c’est cela qui permet ce rapport instinctif à la matière sonore. Cela permet de pouvoir la manipuler comme une matière physique, comme si c’était de la sculpture. À l’inverse, l’écriture instrumentale demande beaucoup plus de contrôle et s’étale beaucoup plus dans le temps.

Encore une fois cela est très subjectif, car d’autres compositeurs ont une approche beaucoup plus algorithmique et peuvent passer des mois à concevoir les processus, ce qui constitue une autre approche.

 

 

Quand vous parlez de miroir, voulez vous dire que le fait d’avoir un résultat immédiat et de le modeler à votre convenance sur l’instant, cela dit quelque chose de vous ?

Oui. Lorsque l’on se place devant un miroir, on a tout de suite une image. On peut s’arrêter, la regarder dans le détail, laisser émerger des choses…

C’est cette immédiateté qui me permet de générer de la matière sonore, de la déformer et de la retravailler, de façon très rapide et par réécritures successives.

Je fais cela aussi avec l’écriture instrumentale, c’est à dire par une sorte de palimpseste. J’écris, je réécris plusieurs couches. Cela prend évidemment des mois avec l’écriture instrumentale, alors que c’est très rapide à l’ordinateur !

Je pars souvent de mes propres pièces et je les transforme, je les déchire… J’enregistre des éléments et j’improvise avec l’ordinateur, puis je réenregistre. C’est un travail de transformation qui peut conduire très loin ! C’est là la puissance du travail à l’ordinateur.

 

 

Dans votre parcours, y a-t-il des événements importants ou de figures qui pourraient se dégager ?

Je fais beaucoup de rencontres, et ce sont les rencontres qui nous forment, davantage que les institutions scolaires. J’ai rencontré plusieurs compositeurs qui m’ont marqué. Je peux en citer et cela n’enlève rien à ceux que je ne nommerai pas ici : Pierluigi Billone, que je n’ai rencontré que cinq ou six fois mais qui est très généreux et instinctif. J’ai beaucoup d’affinités avec sa manière de penser et de concevoir la composition, il m’a beaucoup influencé. Ou plutôt il m’a ouvert des perspectives, ce qui est le plus important. Je ne dirais pas que ma musique ressemble à la sienne, mais il m’a ouvert des horizons qui m’ont permis d’être là où je suis aujourd’hui. Une autre personne importante est Marco Momi, qui m’a lui aussi ouvert d’autres horizons, à travers ses conseils et sa musique.

Il y a aussi beaucoup de rencontres indirectes que j’ai faites, en lisant des partitions et des livres. En ce moment, je m’intéresse de plus en plus à d’autres domaines et notamment aux arts plastiques. Je lis beaucoup Nicolas Bourriaud qui, lui, ne parle pas du tout de musique ! Il traite d’arts visuels mais c’est un processus toujours encore en cours qui m’ouvre d’autres perspectives. Je viens aussi de lire La révolution digitale dans la musique de Harry Lehmann. Je considère tout cela comme des rencontres indirectes. Il y en a bien d’autres évidemment. Je n’ai cité que des hommes, c’est dommage !

Alors je citerai aussi Clara Iannotta qui est une compositrice italienne et une amie avant tout.

 

 

Pouvez-vous nous parler de votre travail avec Alessandro Rudi ?

Notre travail vient de commencer. Il tourne autour de l’application d’un algorithme spécifique de Machine Learning, d’apprentissage automatique, dans le domaine de la musique. C’est un algorithme qu’Alessandro a développé avec Francis Bach et son équipe de l’IRIA et Carlo Ciliberto qui travaille à Londres.

Cet algorithme s’appelle “Localized structure prediction” et a trouvé de très belles applications dans le domaine de l’image.

Son principe est de reconnaître des patterns émergeants dans une image donnée, puis de rechercher et de restituer un cohérence à la fois locale et globale.

La métaphore que nous proposons est celle de Google Deep Dream qui est une expérience visuelle. Il s’agissait d’entrainer la machine à reconnaître diverses images des plantes, des animaux. On construit le dataset, on crée des couples. Ensuite, en lui fournissant une image qui n’entre pas dans son dataset, l’algorithme va reconnaître des patterns émergeants proches de ce qu’il connait déjà. Il va donc par exemple reconnaître des formes d’animaux ou de plantes dans des images de paysages qui n’en contiennent pas. Puis, au delà de la reconnaissance de ces patterns émergeants, il va reconstruire une cohérence globale. Il pourra par exemple reconnaître la ligne d’une oreille de chien dans l’image d’une feuille pour ensuite reconstruire une image de chien. C’est un peu simplifié et approximatif mais c’est une manière de décrire le fonctionnement de cet algorithme.

Ce type de calcul est surtout utilisé en image, par exemple pour obtenir des super-résolutions, en générant plusieurs pixels à partir d’un seul. On peut donc générer des images HD à partir d’images de basse qualité. Cela est aussi utile pour la colorisation d’images en noir et blanc. On appelle cela un algorithme génératif, c’est à dire qu’il ajoute de l’information.

Cet algorithme n’a pas encore été appliqué au son. Rien que pour cela, il peut être intéressant de voir quels résultats on obtient. Il a aussi une particularité, c’est qu’il n’utilise pas de réseaux de neurones. L’intérêt est donc aussi scientifique.

D’un point de vue musical, il y a évidemment un intérêt à travailler avec ce type d’outils. L’idée première est de générer des textures musicales cohérentes à partir de n’importe quel input. Et avant même de parler de musique, nous travaillons sur le signal audio : à partir d’une entrée sonore, générer une texture.

L’intelligence artificielle a fait l’objet de nombreuses expériences dans la génération de musique : on fait écrire l’ordinateur des musiques dans le style de Bach ou de Mozart, ou encore on l’utilise pour générer des partitions, c’est à dire dans la génération symbolique. Ce n’est pas cela qui m’intéresse ; je préfère rester dans la génération de timbres et de textures.

Dans ma recherche artistique, ce qui m’intéresse c’est de mettre ces algorithmes en relation avec des inputs extérieurs, et en l’occurence des sons environementaux. C’est à dire de travailler dans le domaine des sons concrets et les mettre en relation avec le domaine musical, de sorte que l’algorithme puisse générer de la musique à partir de ces matériaux concrets.

Ce que j’aimerais, c’est que le système puisse faire de l’hybridation. Il ne s’agit pas simplement de transformation, de prendre un bruit de métro et de faire de la musique avec. Il s’agirait plutôt de faire un pont entre ce son et la musique produite.

En réalité ce pont existe déjà. Raymond Murray Schafer l’évoque dans son livre Le Paysage Sonore (qui date des années 70 !) : selon lui, il y a toujours une relation entre le monde sonore dans lequel on évolue et la musique que l’on produit, à un moment donné, dans une certaine époque.

C’est très vrai pour moi. Je suis consciente d’être très influencée par tout ce qui m’entoure et surtout par les sons environnants, et d’avoir une écoute tout particulière dirigée vers eux. Quand je prend le métro, il y a des sons que je trouve très intéressants, des textures, et même des gestes musicaux, des phrases que j’y reconnais. Mon expérience sonore quotidienne influence énormément mon travail. À tous les niveaux : au niveau de la temporalité, au niveau formel.

 

 

Avez-vous avez peur d’être prise pour une compositrice de musique concrète ?

Il y a une relation qui est encore plus profonde, qui n’est pas simplement le son de métro qui peut ressembler à un multiphonique de clarinette par exemple. Cela aurait plus rapport avec la vitesse avec laquelle nous percevons le son ou le paysage sonore autour de nous ; l’influence se fait sur la temporalité, la forme, et surtout sur les perceptions.

Comme compositrice, la perception du temps est une chose qui m’intéresse et c’est surtout dans ce domaine que le monde sonore extérieur m’influence. On parle beaucoup de timbre, de texture… c’est valable aussi, mais pour moi ces éléments sont toujours en relation avec “le tout”, et notamment avec la dimension temporelle.

Le point de départ de notre recherche était de mettre en relation son extérieur et musique. Mais je me suis demandée quelle serait l’image sonore que l’on pourrait avoir de notre monde aujourd’hui. Et je pense que l’on ne peut pas la réduire au paysage sonore qui nous entoure, car il se superpose à la quantité énorme de musique dans laquelle nous sommes plongés. Comme si l’on baignait dans un dataset gigantesque, constitué de la musique qui nous environne en permanence.

Mon projet artistique premier est d’essayer de travailler avec cette quantité de données sonores. En faisant une sélection, certes, mais en prenant en compte le flux en lui même, qui est en changement constant.

Nous voulons utiliser cette recherche dans une pièce pour ensemble électronique. Nous avons une commande indépendante de la résidence, mais nous allons essayer d’y implémenter les résultats que nous obtiendrons. Mon idée est de créer une relation entre ce qui se passe sur la scène, donc la pièce écrite, et le flux des données qui varie continuellement. Ce flux sera notamment issu du web : il y a des datasets de vidéos, images, de sons. Ces datasets sont open-source donc varient constamment. Ils donnent une image sonore de notre monde.

Comme je le disais, ce type d’apprentissage automatique a été très exploité dans le domaine visuel. Je me suis beaucoup renseignée et je suis fascinée par ce genre de recherche technologique, mais dans lequel le domaine visuel est privilégié.

 

Et peu dans le domaine sonore ?

Pas peu, disons moins.

Ce qui est sûr c’est qu’il est plus facile d’avoir une image “visuelle” du monde. Alors quelle serait l’image sonore que l’on pourrait en avoir ? C’est cela qui m’intéresse.

Comment pourrais-je représenter d’un point de vue sonore notre monde aujourd’hui ? C’est ma question principale.

 

Voyez vous une dimension sociale dans le fait de vouloir donner un image du monde ? Ou est-elle purement artistique ?

J’ai compris que l’impact que je pouvais avoir, ou disons ce que je peux apporter, était principalement d’ordre artistique. Et je ressens ce besoin, que l’art devrait avoir un impact dans la société, un impact social plus fort. Cela me manque. Surtout dans le type d’art expérimental, comme je le fais et comme d’autres le font…

Je me questionne beaucoup par rapport à l’impact que je peux avoir dans le monde dans lequel je vis, et je me sens un peu frustrée. Est-ce que mon travail apporte quelque chose ? En dehors du milieu institutionnel bien sûr, car j’ai l’impression que ce que je fais risque de ne rester ou de n’avoir un impact que dans un un contexte institutionnel. C’est pourquoi je me demande si mon idée de pièce n’est pas un peu ambitieuse…

Y a t-il une façon d’utiliser un projet artistique, un pièce, comme une opportunité pour élargir ce contexte ? Pour essayer de créer un pont entre une réalité qui va à une vitesse extraordinaire et ce qui se passe dans la salle de concert ? Créer un environnement qui permette une connexion entre ce qui s’y passe et ce qui se passe au-dehors ?

 

 

Auriez-vous un message à faire passer dans cette connexion ?

Oui, dans la pièce sur laquelle je travaille j’ai une matière textuelle que je veux utiliser comme matière sonore, qui comprend par exemple des extraits du Livre du comité invisible. Ce sont des extraits que j’ai sélectionnés et qui ont une teneur critique sociale assez forte. Sociale mais non pas politique, car je crois qu’art et politique doivent rester séparés, je ne veux donc pas prendre position.

Le texte est déjà un moyen pour aller dans cette direction, mais je cherche d’autres voies, même si je n’ai pas de solution tout de suite. C’est quelque chose que je veux creuser en tout cas.

Je sais que l’impact que je peux avoir avec une pièce jouée dans une salle de concert est assez minime et touche un public spécifique, en général assez cultivé. Mais c’est un premier pas, peut-être ?

L’une de mes principales préoccupations, et c’est ce qui rend le travail avec l’intelligence artificielle si interessant, c’est de mettre l’art en relation avec l’actualité et la réalité qui englobe ce flux de données que représente notre monde. Une oeuvre artistique, quelle qu’elle soit, ne doit pas être détachée de la réalité.  

 

 

Pouvez-vous nous parler de vos oeuvres ? Quelles sont vos sources d’inspiration ?

Comme compositrice je sus avant tout préoccupée par le son. J’ai beaucoup parlé de matière sonore et cela reflète l’intérêt que j’y porte. J’ai aussi parlé de concepts car mon projet en est encore à ce stade, mais en réalité je ne suis pas très conceptuelle.

Mon point de départ est souvent celui du son lui même. La dimension physique, humaine du son m’intéresse et influence ma façon de traiter la matière sonore.

Et encore une fois, la question de la temporalité. C’est un travail sur la perception : je pars d’un son et j’essaie de le conceptualiser pour créer une perception de la temporalité.

 

 

Le geste musical a l’air d’être une composante importante pour vous.

C’est tout à fait vrai, c’est un élément important. Ma dernière pièce par exemple est une pièce pour deux interprètes et électronique, faite en collaboration avec une artiste visuelle. Tout se fait sur la respiration, j’utilise la respiration du percussionniste et celle de l'interprète.

Dans la pièce pour accordéon que j’ai écrite pour mon cursus aussi, cette dimension est importante. C’est une pièce très physique pour l’interprète !

Cela dit il m’est difficile d’isoler des éléments et dire “le geste est important” ou telle chose est importante, parce que j’écris et je réécris beaucoup et je vois cela comme un tout.

 

 

On peut remarquer dans votre musique une opposition entre le continu et le discontinu, comme si des textures se construisaient à partir d’éléments dissociés puis venaient être cassées. Est-ce une interprétation que vous approuvez ?

Je ne le vois pas spécialement sous la forme d’une opposition. Je vois cela beaucoup comme un mouvement d’énergie. Ou, par métaphore, comme processus de raréfaction. Je conceptualise beaucoup par métaphores tactiles. Je pense au son en terme de rugosité, de consistances, de densité…

 

 

C’est donc aussi une question de perception : vous distinguez l’objectivité de la matière et la perception que l’on peut en avoir.

Oui, c’est cette caractéristique physique, cette “plasticité” mais dans la perception, et donc en rapport avec l’axe temporel.

Je suis de plus en plus sensible à cette question de la temporalité, j’en ai beaucoup parlé. Inconsciemment ou consciemment, on travaille dessus quoi qu’il arrive, et je ressens de plus en plus l’importance de cette préoccupation.

De manière classique, les enseignements mettent l’accent sur les questions harmoniques, timbrales, formelles… mais ce sont des points de vue ! Ce qui change le résultat c’est la perspective que l’on décide de prendre comme compositeur, pour s’attaquer à une idée ou à un son ; on n’aura pas le même résultat en l’abordant d’un point de vue harmonique ou timbral. Comme le même objet qui donne des ombres différentes selon la manière que l’on aura de l’éclairer.

Et pourtant il faut tenir compte du tout. Même en regardant d’un point de vue temporel il ne faut pas perdre la dimension harmonique. La dimension temporelle m’est importante parce que je la ressens de plus en plus comme une clé de lecture de la contemporanéité.

Propos recueillis par François Vey.