Bit-makers - avec Michelle Agnes Magalhaes

Bit-makers vol. 2 est la seconde série de rencontres abordant la recherche artistique du point de vue des créatrices. Le titre de la série est un clin d'oeil au "beat-makers", producteurs de musique actuelle. La plupart des artistes rencontrées élaborent elles-mêmes leurs propres outils de création, sous la forme de programmes informatiques produisant des "bits".

PORTRAIT BINAIRE

INTERVIEW

INTERVIEW COMPLÈTE

Vous êtes actuellement en résidence à l’Ircam, quel en est l’objet ?

C’est une résidence qui s’inscrit dans le cadre du programme Vertigo - Start Residencies financé par la Commission Européenne. J’ai répondu à un appel lancé par ISMM, Interaction Son Musique Mouvement, pour travailler avec les technologies mobiles. Il s’agit de créer des pièces collectives auxquelles le public va participer par le biais de téléphones portables.

En ce moment je travaille sur des formats mixtes, avec interprètes et musiciens, qui invitent le public à participer de différentes façons. Comme je suis particulièrement intéressée par les questions corporelles et gestuelles, cette interaction avec le public passe beaucoup par le corps et le mouvement. L’utilisation des capteurs de mouvement qui équipent les télphones portables me paraissait être l'approche la plus naturelle.

Est-ce une résidence de recherche, de composition ou des deux ?

Les deux. Le projet se fonde véritablement sur une collaboration avec l’équipe, constituée de chercheurs-artistes, qui ont donc eux aussi un profil mixte. Le travail est très collaboratif, que ce soit dans le développement des outils ou dans leur mise en situation, qui constitue parfois un défi !

Pour ma part je suis sur le questionnement, avec une envie de renouveler le langage musical. Je suis curieuse de voir ce que ces outils peuvent changer, comment ils peuvent modifier la pratique musicale.

Il y a une ouverture d’esprit des deux côtés. C’est cela que je cherchais lorsque j’ai démarré, et non pas de rester isolée dans mon écriture comme j’avais l’habitude de le faire. Cela se produit en partant de la mise en situation avec les musiciens mais aussi en m’ouvrant à une approche différente.

Votre rôle est-il de guider le questionnement et la recherche ?

Je pense que nous cherchons ensemble. Chacun va bien sûr rester connecté à ses propres envies et donc proposer des approches différentes. Ce n’est pas une collaboration classique entre scientifique et artiste. Ici, tout le monde est impliqué dans chacun de ces domaines. Cela facilite le dialogue.

La relation est active, dynamique, elle se construit. L’équipe avait un fort désir que ces technologies soient utilisées à des fins artistiques. Et cela a changé ma façon de voir les choses. Travailler tous les jours avec des capteurs a fini par changer ma perception du son, car elle est constamment reliée à l'interprétation de données, physiques ou gestuelles. Au bout d'un moment, ma propre perception a été remise en question, et par là-même, ma conception de comment est faite la musique.

La technologie et son utilisation change donc votre manière d’appréhender la musique ?

Totalement. Cela a complètement changé ma façon de voir, et cela s’est fait par un travail jour après jour, par la construction et le développement d’un outil. Mon travail a évolué en même temps que cet outil. Cette façon de faire est très agréable. C’est ensemble que nous avons cheminé, et simultanément.

Est-ce difficile de changer sa vision des choses, et de ne pas se sentir guidé par la technologie ?

Oui c’est compliqué. Mais j’ai un avantage, parce qu'au-delà de l’aspect technologique, il y a dans ce projet une forte composante corporelle. Nous ne sommes donc pas dans une situation où l'approche est théorique, où l'on travaille avec des systèmes générés par exemple.

Nous avons trois couches de travail : l'aspect gestuel (comment construire l'interaction, comment communiquer les actions), le corps de l'interprète (qui va recevoir l'information et réaliser l'action) et les capteurs (qui vont envoyer ces messages à l’ordinateur pour produire le son). Je n’ai donc jamais été dans une situation où la technologie était utilisée de façon pure ou pensée séparément de l’action . Et cela me convenait parfaitement !

Ce n'est pas facile de se laisser porter quand on commence un travail comme celui là, où tout est nouveau et où l’on ne sait pas bien ce que cela va donner. Le capteurs sont comme des instruments, il faut apprendre leur langage ! Cela se passe un peu comme avec un micro : on ne chante pas de la même façon avec ou sans micro, ces outils ne sont jamais neutres.

C’était donc pour moi comme apprendre une nouvelle langue. Et j’avais surtout le désir de ne pas simplement ajouter la partie électronique comme une superposition à la partition. J’avais envie que ces outils puissent changer ma vision du son.

C’est un peu ce qui s’est passé, je me suis de plus en plus orientée vers la question de la production du son. Ensuite je me suis demandé comment créer des unités visuelles ou sonores, connectées au geste.

C’est donc un mouvement amplifié, vous vouliez vous éloigner de l’écriture pure et ce processus vous pousse à quitter vos à-priori encore davantage.

Je n’avais pas envie de quitter vraiment l’écriture. Dans notre culture elle reste très intéressante car elle nous permet de développer nos idées, d’aller plus loin. Et j'ai personnellement la sensation que l’écriture me donne de la liberté. Elle laisse une place à l’interprétation.

Dès qu’un texte est écrit, dès qu’une partition est écrite, on donne à l’interprète toute une liberté de pouvoir l’interpréter comme il le veut, et non pas de rester dépendant du fait de regarder une vidéo, ou de copier une action.

L’une de mes partitions était constituée d'instructions que les interprètes pouvaient lire comme ils le souhaitaient. Ces instructions pouvaient être des actions à faire, ou des sensations physiques à expérimenter, le tout dans une forme pré-construite.

C’est cette indépendance qu’elle donne au musicien qui me plaît dans l’écriture. Cela la différencie de la tradition orale par exemple. C'est un domaine fascinant également, mais qui a plus de risque de vous enfermer.

En définitive, je ne souhaitais pas quitter l’écriture mais pouvoir y revenir avec un nouveau regard. Pour se renouveler il faut regarder à nouveau le même objet après je ne sais pas combien de temps, et arriver à s’émerveiller encore et y trouver encore une fraîcheur...

D’où est venu ce besoin de porter un nouveau regard sur votre écriture ?

Je pense que c’était surtout un désir d’élargir ma vision. C’est important pour les compositeurs de s’isoler dans leur monde, rester dans le monde symbolique, manipuler les symboles et tous nos outils d’écriture. Cela nous amène à des endroits où les pratiques orales ne peuvent pas nous amener. Cela nous permet de développer les matériaux d’une manière tout à fait unique. Mais j’étais très désireuse de rester connectée à la pratique et à la réalité, de faire des aller-retours, entre le monde écrit et la musique jouée. C’est un peu comme avoir ses moments de rêverie et pouvoir retourner à la réalité avec des idées en plus.

Pour vous éviter de trop théoriser et de rester en contact avec le son ?

Oui c’est cela, je voulais sortir d’un monde théorique. Dans la théorie on se trompe beaucoup. Et parfois la théorie se suffit à elle-même ! J'avais donc ce désir de garder les deux ensemble, théorie et pratique.

Avez vous le sentiment que le milieu de la musique contemporaine reste trop dans la théorie et l’abstraction, et pas assez dans la pratique ?

Pour être sincère oui. Mais je risque de me faire des ennemis ! Je pense que nous sommes responsables de cette situation. Ce n'est pas seulement la faute des compositeurs, mais aussi celle de notre culture. Elle a tendance à valoriser les questions de l’accumulation des données, à privilégier les données froides et l’intelligence froide, celle qui n’est pas connectée au corps et aux émotions.

C'est est le résultat de la culture occidentale, qui continue à séparer le corps et l’esprit. C’est très français je trouve ! (Rires). Et cela peut être compliqué, parce que si l'on n'est en présence que de personnalités de ce type, surtout dans notre niche très savante, on va finir par manquer de variété. Je ne veux pas dévaloriser cette intelligence, mais on ne peut pas y rester cloisonné.

Les compositeurs ont-ils une grande responsabilité dans ce fait ?

Je pense que ce n’est pas que de notre faute mais que c’est aussi notre société qui s’est construite comme cela. On est dans une pensée où les gens sont traités comme des machines. Connaissance équivaut à accumulation de données, richesse équivaut à accumulation des biens… Du coup c’est presque naturel dans une pensée comme celle-ci, pseudo-scientifique, de cloisonner les choses.

Dans ce contexte, travailler avec la technologie ne vous pose pas parfois un peu question ?

Oui c’est très dangereux. Il faut d’abord être très conscients. Parce que l’on peut surenchérir sur une technologie déjà très présente. On peut la valoriser dans le mauvais sens.

Mais ce qui me plait dans mon travail c’est son côté subversif. Je vois l’artiste comme quelqu’un qui va essayer d’apporter au public une expérience qui puisse les émerveiller, à partir d’une chose qu’ils ont déjà vue. Regarder un objet du quotidien de façon différente. Tout est lié à la perception, au final.

C’est ce qui m’a fasciné dans le travail avec l'équipe ISMM ; j’étais intéressée par l’utilisation d’une technologie abordable, comme celle des téléphones portables. Et mon envie était de faire en sorte que les gens découvrent un instrument à leur portée, alors qu’ils ne savaient même pas que c’était potentiellement un instrument ! Qu’ils puissent trouver une nouvelle relation à cet objet. C’est la seule façon à mon sens de leur apporter un expérience dans laquelle ils puissent se sentir partie active de la société. Ils ont les moyens, il savent qu’ils peuvent détourner un outil qui est à leur portée, qu’ils peuvent l’utiliser d’une autre façon.

Qu’est ce qui vous attire dans le fait que le public soit acteur ?

Quand on commence un projet comme celui-ci, on démarre avec une idée un peu romantique... J’avais beaucoup de rêves. Mais lorsque l'on se confronte à la réalité, on s’aperçoit que des milliers de questions nouvelles apparaissent. Il y a tout un dispositif à créer, il faut imaginer comment inviter le public à interagir.

Ce que j’ai remarqué en travaillant avec des musiciens expérimentés, c'est qu'ils connaissent bien ce domaine. Aujourd’hui beaucoup d’interprètes ont développé ces compétences qui demandent un engagement physique très fort, et même davantage que leur virtuosité purement digitale.

Nous sommes encore les héritiers d'une culture bourgeoise de la musique, où les musiciens restent souvent dans leur monde comme s’ils étaient des élus, des être supérieurs, et où la séparation entre le public et la scène reste très forte. Or c'est ce mélange qui me plaît, j'aime l'idée de créer des ponts entre les deux.

C’est cela qui est un peu subversif. Même sans être musicien professionnel, on peut expérimenter, jouer. Le dispositif permet de s’éloigner de la pratique ordinaire d’un instrument, les interactions ont été conçues pour cela. Et l’expérience de pouvoir partager, faire de la musique avec des personnes qui ne se disent pas musiciens, c’est très enrichissant.

C’est finalement toujours de cette manière que l’on apprend : la transmission se fait du plus expérimenté au novice, du plus vieux au plus jeune. Toujours. C’est comme cela que ça se fait, et pas en cloisonnant les gens dans des cases étroites, dans des niveaux…

On note un certaine forme d’humour dans vos expérimentations, est-ce un aspect que vous souhaiter présenter dans vos oeuvres ?

Cela se passe dans l’interaction. Lors d'une présentation, un membre du public a été invité à venir interagir, et dès lors que deux personnes interagissent, ils vont essayer de se comprendre et d’établir des moyens de communication. Très vite se met en place un jeu d’imitations, de détournements. C'est assez amusant et spontané et cela laisse une place à l’humour.

J’aime beaucoup cela, parce que j’ai envie que l’art soit vivant. Et ce qui me plait c’est que, bien que tout soit prévu à l’avance, que tout soit conçu, construit, y compris l’univers sonore dans lequel on va évoluer, on trouve dans ce dispositif de grands moments de liberté. Il s'agit toujours du même processus qui consiste à se donner des contraintes pour acquérir une liberté.

L’humour est-il présent dans vos pièces ? Y compris dans vos pièces antérieures ?

J’avais cette envie, mais je ne savais pas comment l’aborder, car on n’approche pas l’humour directement. Je n’essaie pas de “faire quelque chose de drôle”, parce que cela ne marche pas sur scène. J'essaie plutôt de laisser des ouvertures, des espaces pour que l’interprète puisse se sentir à l’aise. L’humour intervient sur le moment, quand quelque chose se produit de manière inattendue, ce qui va créer une complicité entre les acteurs et les auditeurs.

Et c’est souvent parce que le public comprend que ce n'était pas prévu qu'une forme d'amusement apparaît. Lorsque l’interprète assume cette part d’imprévu et en fait un jeu. Cela nécessite aussi de sa part une certaine capacité à l’autodérision, et à ne pas se prendre au sérieux, finalement. Les masques tombent : est ce que c’est du théâtre ou pas ? On laisse place à l'ambiguité.

Ce sont d'ailleurs les interprètes qui m’ont fait découvrir cette possibilité d'autodérision. Je me rappelle par exemple un pièce pour piano, dans laquelle il faut à un moment, faire glisser un verre sur les cordes pour produire un son aigu. J’ai écrit les instructions, les actions à effectuer de façon neutre sur la partition. Et l’interprète est arrivé avec un objet énorme, une grosse théière au lieu d’un verre ! Je ne m’attendais pas à ce trait d’humour mais cela m'a fait rire et le public a beaucoup apprécié !

Y a t-il d’autres mouvements, émotions que vous cherchez à communiquer au public par vos oeuvres ?

En général, on ne contrôle pas vraiment ce que l’on va provoquer. On prend des risques, on les assume, et ensuite on peut avoir des surprises, comme dans le cas de cette théière. Il est vrai que plus les termes que l’on offre aux interprètes sont riches, plus ils peuvent naviguer dans des interprétations différentes. Ce sont ensuite eux qui vont mettre l’accent sur tel ou tel aspect, sur le côté tragique, ou expérimental...

Encore une fois, la liberté donnée à l’interprète.

Comme artiste je voulais être la plus complète possible, donc donner dans ma musique une large palette d'émotions, pour offrir aux musiciens un terrain qui soit riche. Mais le contrôle, on ne l’a pas véritablement. On se lance dans la démarche  et parfois cela fonctionne, parfois on se trompe, et on a souvent des surprises. Des pièces qui me semblaient plates se sont révélées sur scène… Et inversement, une pièce qui se voulait dramatique peut parfois tomber à plat. C’est pour être sincère, finalement : je ne pars pas sur un terrain dans lequel je peux tout contrôler, je me laisse surprendre, et je me laisse porter par le travail qui continue après l’écriture. Les pièces continuent, je suis leurs cours, comme un océan. Se laisser porter par le travail lui-même c’est peut-être le plus dur pour un artiste. Lâcher, ne pas avoir un contrôle total. Et essayer de ne pas être trop préoccupée par tout ce qui est extérieur : les modes, les choix dans les festivals, des tendances…

Vous parlez du geste comme un élément important, que ce soit le geste capté par la technologie ou celui de l’interprète sur l’instrument. Ce besoin que la musique soit physique a-telle une signification pour vous ?

Je crois que c’est l’action qui me fascine. Elle nous renvoie au terrain du vivant.

C’est également la question de la présence. Une présence pleine, dans l’action. On peut faire beaucoup de gestes, beaucoup d’actions sans y prêter attention, sans engagement. Le corps alors n’a pas sa pleine puissance. Tandis qu’un geste plein, concentré, c’est cela qui me fascine. La puissance d’une action véritablement vécue. En pleine conscience, si on veut.

Ce sont ces actions pleines qui nous permettent de voir une incarnation, une expression du corps, sans passer par la censure de l’esprit, sans avoir peur d’être ridicule, sans crainte.

Ces gestes, les expérimentez-vous vous-même, lors du processus de composition ?

Oui, constamment. Je me mets à la place des musiciens, et j’ai besoin de ces gestes pour écrire.

Cela nous ramène encore une fois à cette question de liberté. Je me suis rendue compte que je procurais aux musiciens un palette sonore très limitée. Aussi parce que l'outil sur lequel je travaille actuellement a beaucoup de limitations. Et moins on a de matériaux, plus on a besoin de fantaisie et plus la liberté s’exprime.

Cela se passe comme avec des enfants : on leur donne deux cannettes, un bout de ficelle et ils créent tout un monde avec ça ! Dans mon travail, c’est comme revenir vers cette simplicité. Tout est très limité en ce qui concerne les matériaux, la forme est très déterminée, mais c’est la liberté qui se joue dans ce genre de situations.

Outre votre travail actuel, pouvez-vous nous parler de votre musique plus généralement ? Existe-t-il des constantes, des éléments que l'on retrouve dans vos différentes pièces ?

Je me suis posée cette question et c'est ainsi que je la formule : "qu’est ce qui est commun à mes pièces, et que reste-t-il lorsque l'on enlève la technologie ?"

Je me suis rendue compte que l'on retrouvait souvent le même type de matériaux à travers mes pièces. J’ai beaucoup travaillé sur les pianos, j’ai développé tout un vocabulaire de sonorités au piano —j’étais pianiste à la base. J'ai beaucoup travaillé sur l’improvisation mais ce n'est plus le cas.

Ce que je retrouve souvent c’est l’exploration et l’exploitation de la matière sonore. Je sens que certains types de matériaux ont ma préférence, surtout les phénomènes inharmoniques, ceux liés aux cordes par exemple. En cours de physique on a appris les relations harmoniques, les fréquences fondamentales, les multiples entiers, on voit que tout cela est très beau. Mais dans le monde réel, dès que la corde est un peu tendue ou l’instrument un peu âgé, ou qu’il y a un peu de poussière, finalement les choses ne se passent pas comme il faudrait. Et c’est cette irrégularité qui me fascine. Surtout au piano, parce que tous ces phénomènes liés aux cordes sont très imprévisibles. J’aime l’univers du piano préparé.

Je suis resté sur le même type de matériaux lorsque j’ai commencé à travailler avec les capteurs de mouvement. J’avais envie d’aller jusqu’au bout, de savoir ce que je pouvais sortir de cette matière. Donc cela se rejoint, avec notamment la prédominance des cordes.

Aves vous d’autres sources d’inspiration ou préférez-vous travailler sur ces matières, sur le son directement ?

J’aime travailler sur le son directement. La captation du son me procure beaucoup de plaisir. J’ai passé beaucoup de temps à écouter, enregistrer, rester en contact avec mes microphones. Je les considère un peu comme des microscopes de la vibration du son !

Bien sûr je me laisse porter par ce que je vois ; peut-être que d’ici dix ans j’aurai une vision plus claire de ce qui m’influence. Mais je reste très attachée aux questions physiques, aux questions du corps. Mes contact qui m’influencent beaucoup sont danseurs, interprètes, musiciens, donc au coeur de cette problématique.

Comme je suis une étrangère qui vit en France, j’aime bien observer la diversité culturelle, voir ce que les gens apportent par leur culture, y compris les gens en déplacement. Et la mémoire dans leur corps. J’ai, par exemple, remarqué que les gens marchaient différemment selon leur pays. Alors, que rapportent-ils de chez eux ? Dans leur façon de marcher, faire un geste, dire quelque chose. Je suis très sensible à cela. On remarque tout cela beaucoup mieux lorsque l’on vient d’ailleurs et cela me met dans un état d’éveil permanent, où ma perception est exacerbée. Même la différence de langue me force à communiquer souvent non pas par la parole mais par le regard, les gestes…

Tout cela me plait beaucoup et m’influence sans doute car la musique est pleine de ces éléments.

Comment commence votre travail pour écrire une nouvelle pièce ?

C’est l’enfer ! (Rires) J’ai d’abord très peur. Au début c’est la peur qui parle. Et c’est ensuite tout un travail pour pouvoir la dépasser !

Je pars toujours de l’inconnu, jamais d’une imitation ou de la continuation d’autre chose. Ce n'est que récemment que j'ai commencé à imaginer des continuités, des fils conducteurs, parce que j'ai maintenant suffisamment de pièces qui suggèrent un développement. Alors, progressivement cela devient plus facile.

J’ai aussi beaucoup de projets proposés par les interprètes. Ils arrivent avec des instruments que je ne connais pas. Par exemple, j’ai été invitée à écrire un concerto pour sixxen, un instrument inventé par Xenakis qui est une sorte de vibraphone inharmonique. Je n’en avais jamais vu de ma vie. Je suis comme invitée à entrer dans la fantaisie des autres ! Ils arrivent avec tout un monde et c’est à moi de créer ma propre porte d'entrée.

De manière générale, c’est au début beaucoup d’imagination, de rêverie, et de recherche. J'imagine les sons, le contexte, les lieux, le profil des interprètes… Tout dépend du projet. En ce moment je pars de la matière directement : je prends une petite cellule et j’imagine le tout, pour construire des aller-retours entre la petite échelle et la grande échelle. Mais c’est en général assez compliqué...

A quoi ressemblent vos partitions ?

Mes partitions d’aujourd’hui vont plutôt être de type “instructions/mode d’emploi”. Mais j’ai aussi des partitions notées de façon traditionnelle. J’aime beaucoup écrire à la main, j'aime la sensation du crayon sur la page.

Quelques unes de mes partitions sont d’ordre graphique et explorent les questions de la mise en page, notamment pour laisser des ouvertures et permettre une irruption de l’imprévu. Je crée des situations où l’interprète ne peux pas tout anticiper, même s’il doit avoir une connaissance solide de la pièce.

J’essaie de rendre visible les différents degrés de contrôle que l’on peut avoir : certains moments sont très déterminés et très écrits. Pour d'autres, je sens qu’il faudra se laisser influencer par l’acoustique du lieu, ou par les phénomènes qui se produiront sur place… À d’autres moments, l’interprète peut choisir son parcours dans la partition, prendre un chemin ou un autre. J’essaie donc de montrer plusieurs niveaux de lectures.

Aujourd’hui je rêve de faire un travail avec le monde de la bande dessinée. Comme je travaille avec les capteurs, j’aimerais que les mouvements soient illustrés par le dessin. Les auteurs de bandes dessinées ont une façon de représenter le temps qui ne passe pas par la Timeline. Cela pourrait être très enrichissant ! Cela m'intéresse beaucoup de voir que différents éléments puissent passer par d’autres types de représentations visuelles.

Il faudra une autre résidence alors ?

J’ai déjà quelques contacts avec des maisons d’édition et des artistes. Mais cela reste secret pour l’instant !

                                                                                                                                                                      Propos recueillis par François Vey