Bit-makers - avec Trami Nguyen

Bit-makers vol. 2 est la seconde série de rencontres abordant la recherche artistique du point de vue des créatrices. Le titre de la série est un clin d'oeil au "beat-makers", producteurs de musique actuelle. La plupart des artistes rencontrées élaborent elles-mêmes leurs propres outils de création, sous la forme de programmes informatiques produisant des "bits".

PORTRAIT BINAIRE

INTERVIEW

INTERVIEW COMPLÈTE


Pouvez-vous vous présenter en quelques phrases ?

Comment me définir ? Tout d’abord je suis musicienne, de formation classique et je m’intéresse beaucoup à la musique contemporaine. Je me suis ensuite diversifiée : je me suis confrontée aux domaines de la performance et de la vidéo, expérimentale notamment. J’ai eu besoin de parcourir et d’explorer différents médiums de création. Cela a pu prendre la forme de concerts interactifs, participatifs, ou d’installations qu’elles soient fixes, de types performance ou hybrides.

Vous définissez-vous comme compositrice-chercheuse ?

De façon temporaire, oui. C’est dans les cadres que je viens de décrire - des installations ou des performances -  que j’ai été obligée de composer.

Il me paraissait nécessaire d’y inclure au moins une illustration sonore, complémentaire d’une composante immersive ou interactive.

En ce qui concerne la recherche, je travaille actuellement avec Vincent Isnard, chercheur en neurosciences cognitives pour mener un projet en binôme appelé “Etrangeté perceptive en réalité virtuelle”.

Vous dites “j’ai été obligée de composer” voulez-vous dire que la musique n’était pas à proprement parler l’objet de ces installations ou de ces performances ?

En effet, le coeur de projet n’était pas forcément musical, mais faisait appel à plusieurs médiums. Puis étant plongée dans des environnements sonores, par ma formation et par ma profession, il me semblait évident de devoir rajouter une composante sonore.

Il serait faux de dire que j’y étais obligée, mais j’ai ressenti comme une évidence, comme un appel. Sans être le coeur de la problématique de ce que ces événements étaient censés dire ou évoquer. C’était là, par accident. Ou pas ! Si je m’en étais privée, ou si j’étais partie d’une autre composante, cela aurait été presque malgré moi comme me couper un bras.

Quel en était alors le coeur, la composante principale ?

En règle générale, les projets auxquels j’ai participé étaient des collaborations ; chacun apportait sa spécificité, de sorte que les différentes composantes artistiques étaient réparties entre les membres de l’équipe.

Pour donner une illustration, ma dernière collaboration a impliqué Sugio Yamaguchi qui est chef cuisinier et Rioko Sekiguchi qui est écrivaine. J’y ai apporté moi-même une composante son et image, complémentaire et entrelacée avec les autres disciplines : la dégustation culinaire et la création littéraire de textes poétiques.

Pouvez-vous nous donner d’autres exemples significatifs de collaboration ?

J’aime beaucoup travailler dans le domaine de la danse. Cela me plaît beaucoup et m’a amené à des collaborations depuis 2014, dont récemment une performance en collaboration avec Luca Balenai et François Chaigneau. J’aime beaucoup travailler avec Piersten Leirom qui est le comédien-danseur que j’ai engagé pour mon domaine de recherche sur l’étrangeté perceptive avec Vincent Isnard.

Vous êtes attirée par la vidéo, à laquelle vous vous êtes formée en autodidacte pour en faire une composante de votre métier d’artiste. Pour vous, la vidéo est-elle en lien avec la musique ou reste-t-elle un domaine indépendant, séparé ?

Question difficile ! Je pense profondément que tout est lié, peut-être même au niveau métaphysique. Dans ces domaines, je n’ai pas la sensation de ressentir une frontière, ni entre les arts, ni entre les disciplines, ni entre les médiums. C’est seulement dans la pratique que l’on a des contingences sur le temps que l’on peut dédier à tel ou tel événement, telle ou telle personne, telle ou telle technique…

Ce serait comme parler d’inspiration. Je ne ressens pas vraiment de frontière entre ce qui a pu me toucher à l’âge de dix ans et ce que je peux découvrir aujourd’hui : un opéra contemporain, un film de science-fiction, les résultats d’une recherche publiée sur Nature… ou une nouvelle conférence d’Elon Musk ! Rien de tout cela n’est cloisonnable pour moi.

Ma formation de musicienne m’a amenée à aborder surtout le terrain de la scène et, de fait, un certain rapport au public qui ont rendu pour moi nécessaire l’interactivité et l’immersivité. De sorte que le moyen le plus raisonnable de toucher les autres de façon synesthésique est de pouvoir déployer différentes formes d’art.

De fait, ma musique seule ne suffit pas, la vidéo seule ne suffit pas, l’interaction théâtrale, verbale, sensorielle ne suffit pas. Ce qui fait que, depuis longtemps, tous les différents types d’arts m’intéressent, tous les différents types de communication… Et j’espère toujours m'intéresser à de nouvelles formes dans le futur.

Malgré tout, pourriez-vous vous satisfaire d’une oeuvre de musique seule ?  Ou cela vous donnerait-il le sentiment d’un manque ?

Devoir composer, exécuter ou interpréter un oeuvre de musique qui se tienne seule ne me pose pas de problème, c’est même encore une nécessité j’espère ! Mais dans le rapport à la scène, à l’art vivant et aux déploiements des technologies qui vont dans ce sens, ce n’est pas ce qui m’attire le plus. Ce n’est pas ce qui me permet d’arriver réellement jusqu’aux sens du public.

Une caractéristique magnifique de la musique est son immatérialité. De plus, elle touche à une sorte d’éternité dans le présent ;  c’est quelque chose qu’on ne peut pas enlever à cet art.

Vous diriez donc qu’il est important pour vous de toucher les gens de manière plus profonde que ne peuvent le faire les médiums traditionnels, comme les concerts ou les expositions.

La synethésie est un domaine qui m’intéresse dans la pratique artistique, mais cela n’empêche pas que les médiums traditionnels doivent être maintenus.

En l’occurrence, lorsque j’assiste moi-même à des créations, ce sont les expériences multisensorielles qui me touchent le plus. Je ne parle pas de déploiements de mécanismes technologiques incroyables, mais vraiment du coeur de ce qui est dit.

C’est en tout cas un domaine d’exploration très intéressant. Il vous amène dans des zones de sensibilité sans cesse différentes. Intéressantes, surprenantes, vastes… Peut-être effrayantes aussi sous certains aspects, l'avenir nous le dira. C’est en tout cas ce qui m’attire le plus en ce moment.

Qu’est ce qui pourrait être effrayant dans le futur ?

Je peux imaginer des formes d’art qui seraient par exemple directement connectées au néo-cortex ; des millions de calculs qui amèneraient des oeuvres fabriquées par des intelligences artificielles et qui ne dépendraient pas de notre propre biologie. Elles mèneraient à une sorte de vertige sensoriel, indescriptible pour le moment. Elles pourraient nous amener à nous redéfinir complètement.

C’est aussi effrayant dans le sens où ce domaine est tellement vaste que l’on ne peut pas l’appréhender. On pourrait l’appeler “hyper-objet” mais ce serait seulement pour le mettre dans une catégorie… Oui, ces domaines sont effrayants, terrifiants et fascinants en même temps.

Ce qui vous semble le plus vertigineux, est-ce la partie sensorielle ou la partie calcul, où les intelligences artificielles prendraient le pas sur les compositeurs ?

Si toute l’humanité commençait une hybridation avec les intelligences artificielles, cela nous amènerait à repenser non seulement tous les domaines de la vie pratique, mais aussi les domaines culturels et artistiques. Cela les remettrait en cause, dans notre façon de les appréhender, de les voir se construire, et de les recevoir.

Les applications pourraient alors devenir encore plus subversives. Aujourd’hui, l’art est déjà détourné, alors qu’en sera-t-il de ces futurs domaines artistiques ? La question se pose d’autant plus que ce futur est très proche, une dizaine, une vingtaine d’années selon certains. En tout cas c’est un domaine qui, pour l’instant, m’attire plus qu’il ne m’effraie !

Vous parlez beaucoup de la réception, concentrez-vous votre travail sur l’effet que produisent vos oeuvres sur le public ?

Je dirais que, dans mon cas, l’acte créateur se fait de manière totalement indépendante d’une destination. Mais dans la réalité, il y a toujours des conditions ou des contraintes que je dois prendre en compte : le lieu, le format, le type d’événement et surtout les personnes avec qui je travaille. Ce cont ces contraintes qui permettent que les projets aboutissent.

Il a donc fallu à chaque fois penser à tel public, à tel format ou à tel agencement. Ce qui est le bienvenu d’ailleurs, car est-ce qu’on ne crée pas mieux dans la contrainte ?

Donc, même si je ressens l’acte créateur comme détaché de ces questions, elles y sont tout de même intégrées, comme éléments fondateurs. On ne va pas composer la même pièce si elle doit être jouée de manière intimiste dans dix mètres carrés ou si elle est destinée à faire interagir deux mille personnes qui doivent bouger, chanter, ou utiliser un smartphone. Alors oui, s’adapter, se rendre flexible par rapport à son public, cela est nécessaire.


Que cherchez-vous à faire naître comme émotion, comme sensation chez le public ?

Ce ne serait pas un but en soi que de déclencher une émotion auprès d’une personne. Mais comme c’est une des composantes fondamentales de la façon dont j’appréhende les oeuvres que je rencontre moi-même, cela pourrait être sous-jacent au fait de créer.

Je pense que le moteur de la création lui-même est tellement intrinsèque à la condition d’être, entrelacée avec l’existence elle-même, ou avec le réel, qu’il me paraît difficile de répondre à cette question.

Il n’y a pas que l’émotion dans ce qu’on peut recevoir d’une oeuvre, même lorsqu’on la rejette ou que l’on n’y est pas sensible. On peut avoir avec elle un rapport autre que l’émotion qui peut être tout aussi enrichissant.

Sans parler d’émotion donc, voulez-vous provoquer un réaction particulière ? Y a t-il comme un “message caché” dans vos oeuvres ou installations ?

L’une des composantes qui m’intéresse c’est de pouvoir jongler entre le matériel et l’immatériel.

Je parlais de contingences tout à l’heure : tout ce qui sera physique est réel, tout ce qui sera objet utilisé est réel. Je vais chercher alors à établir des corrélations totalement immatérielles avec ce réel ; c’est à dire toucher par exemple notre rapport au temps, à notre esprit (voire à notre âme ?), notre rapport à nous-même…

Ce serait comme procéder à une extraction possible de ce que chacun peut être. L’idéal serait de pouvoir susciter une brèche, sortir des contingences du réel pour apporter quelque chose d’immatériel.

Je ne veux pas dire forcément profond ou métaphysique : simplement déplacé par rapport au réel.

Ce peut-être au simple stade de l’expérience sensible. Par exemple, en ce moment je met souvent des casques de réalité virtuelle à des amis ou à des proches qui n’ont pas forcément eu cette expérience. Leur donner une façon différente d’appréhender cet outil, dans un contexte artistique, me donne beaucoup de satisfaction. Cela a été une révélation de découvrir que je pouvais avoir de nouvelles formes de sensations et d’émotions via ce médium là.


Avez-vous des habitudes de création, un schéma, une manière de commencer une pièce ?

D’un projet à l’autre, j’ai l’impression d’avoir à renouveler ce processus. Entièrement. De devoir re-ritualiser mon travail autrement à chaque fois, et surtout en fonction des personnes avec lesquelles je travaille.

Je vois cependant certaines constantes. Par exemple, il est très important pour moi de travailler avec des gens que j’aime beaucoup. Il faut que l’affect soit absolument corrélé au travail. Une grosse angoisse pour moi serait de devoir travailler avec des inconnus, de ne pas pouvoir me reposer sur cette confiance dès le départ.

Vous ne pourriez pas dire par exemple “je commence à travailler avec telle banque de son” ou avec telle méthode ?

Probablement pas. Ce qui ne change pas, en revanche, c’est que je passe énormément par le papier. J’aime poser les choses par écrit, je fais cela depuis toujours. C’est davantage ma démarche que celle d’ouvrir un fichier et d’y prendre des notes. J’aime énormément le contact avec le papier, et cela se déploie par la suite en prenant différentes formes.

Vous disiez que vous alliez chercher l’inspiration dans tous les domaines, au delà de votre médium de travail ; avez vous des éléments de prédilection, des choses qui reviennent ?

Non, encore une fois c’est assez vaste. Cela change d’un projet à l’autre. Mais il y a peut-être des choses qui reviennent ; il faudrait que je prenne le temps de revenir dessus pour essayer d’avoir un peu de recul sur cette question de l’inspiration.

Il y a l’intérêt que je porte au corps, au mouvement, à la danse. Et aussi à l’expérimentation sur l’image et la performance qui ont un lien très fort avec le corps. Je suis attirée par le travail qui met en place une interaction avec le spectateur, qui crée des situations qui permettent d’être en dialogue un peu plus direct et avec une certaine “physicalité.”


Cela vous prend-il beaucoup d’énergie de renouveler constamment votre manière de faire ?

Un peu. Le plus difficile ce n’est pas de réinventer le processus de travail, au contraire, ça, c’est assez excitant.

Il s’agit surtout de trouver une façon pragmatique de rentrer dans une case de temps ;  on a un certain nombre d’heures dans la journée à répartir dans ce qu’on doit faire. Et des deadlines, pour créer, dans lesquelles on doit s’insérer —ou pas de deadline, et cela revient au même, il faut gérer le temps.

Les contraintes sont elles plutôt fructueuses ou sources de stress ?

Un peu des deux. On peut utiliser la peur comme le trac, comme quelque chose de constructif et de moteur pour pouvoir sortir de soi-même, avoir plus de force et d’énergie pour avancer. Notamment lorsque l’on a une très grosse contrainte. Mais quand c’est le cas, il faut arriver à être du bon côté de la vague, à ne pas se noyer au moment où elle arrive et plonger au bon moment.

Sur votre site on peut entendre cette pièce très intéressante qui s’appelle Adio al corpo. Est-elle représentative de votre travail ?

Dans cette pièce, la musique n’est pas de moi ! J’ai fait le slideshow de photographies, et la musique est celle de mon compagnon Laurent Durupt qui est passé par l’Ircam également, et qui a composé une pièce qui s’appelle Studio sulla notte.

Vous reconnaissez-vous dans cette musique ?

Oui, cette pièce est assez complexe et sonne pourtant comme quelque chose de simple, elle m’a beaucoup inspirée. Elle parle de la nuit et de la part de mystère et de secret qu’elle contient, et cela résonnait avec la série photographique sur laquelle je travaillais. La rythmique dense, la pulse régulière, tout cela allait assez bien avec ce dont je voulais parler dans ces photographies, qui évoquent donc l’adieu au corps.

Auriez-vous un moyen de décrire votre musique ? Présente-elle des éléments importants ou indispensables ?

Je suis plus attirée par des matières pulsées, plutôt technos… et également par des mélanges acoustiques. J’ai une prédilection pour le travail sur le piano préparé.

J’aime dégrader énormément les matériaux, qui peuvent être empruntés online notamment. J’aime partir d’enregistrements, quels qu’ils soient, et ensuite m’amuser à les manipuler jusqu’à ce qu’ils soient méconnaissables. Ou, s’ils le sont, de les dévier de leur contenu premier.

Mais encore un fois cela dépend des projets, ce n’est pas le moteur central. Je ne me définis pas souvent comme une compositrice, même si l'on me considère comme telle dans certains milieux, notamment celui des arts plastiques.

Est-ce compliqué de mélanger toutes ces composantes, de sampling, de détournement, avec le reste de votre travail d’écriture, sur papier notamment ?

Tout à l’heure quand je parlais d’écriture, je voulais plutôt évoquer le travail de conceptualisation ; il ne s’agit pas de composition à proprement parler, cela concerne d’autres projets d’écriture musicale.

Hormis des partitions graphiques, parfois purement dessinées, que j’ai eu l’occasion d’écrire dans certaines circonstances, mes compositions musicales sont uniquement des objets électroniques.

En revanche, j’ai une valise entière de carnets Moleskine sur lesquels je travaille depuis toujours… Des projets globaux.

Vous arrive-t-il de vous y replonger ? Qu’y trouvez-vous alors ?

Cela m’arrive mais rarement, j’ai  plutôt tendance à ouvrir des nouveaux carnets qu’à aller plonger dans les anciens ! Parfois j’ai besoin d’aller y chercher tel ou tel élément, mais cela reste anecdotique. Mais je garde tout ! Enfin, pour l’instant…

Pourirez-vous choisir quelques adjectifs pour définir ou qualifier votre art ?

C’est très difficile ! Alors… Peut-être multipode — dans le sens multi-sensoriel. Et… Interactif ? En tout cas c’est ce que je recherche.


Pouvez-vous présenter l’objet de votre travail en ce moment à l’Ircam ? Que cherchez vous ?

Cela semble pointu, mais les objectifs et les processus sont relativement simples. L’objet de notre travail avec Vincent Isnard présente un double aspect. Je pourrais le décrire comme un animal à deux têtes ; un premier visage qui serait de l’ordre de la recherche scientifique avec un test perceptif qui porte notamment sur la reconnaissance vocale, et un deuxième aspect qui serait une oeuvre expérimentale, en l’occurence un court-métrage d’anticipation qui utiliserait les données scientifiques recueillies et les ressources sonores issues de cette étude.

Nous aurions pu commencer par mettre en place un test scientifique, qui aurait apporté des résultats sonores que nous aurions utilisés par la suite. Au lieu de cela, nous avons préféré oeuvrer en parallèle sur les deux versants. Ainsi, le test perceptif en réalité virtuelle et l’oeuvre en question ont été développés à partir des mêmes matériaux ; ce qui rend l’objet comme hybride, entre une production artistique pure et un test scientifique pur.

Ce qui complique la chose c’est que le test scientifique incorpore un faux-test artistique, qui est un test inversé de Turing. Il comporte des questions que j’ai inventées et qui sert de matériel pour le court-métrage, qui est lui aussi en réalité virtuelle.

Quel est votre niveau d’intervention dans ce projet ?

Quand nous étions en train de chercher sur quoi allait porter notre projet, j’avais cette idée d’un dialogue avec une intelligence artificielle dans un contexte immersif. Et à l’époque — il y a deux ans déjà !— la réalité virtuelle nous semblait être l’outil parfait, y compris sur le plan scientifique. Nous voulions travailler sur la familiarité de la voix, en la confrontant à un nouvel espace de perception.

Vincent a travaillé sur le protocole scientifique pur, avec l’aval de sa directrice de thèse Isabelle Viaud-Delmon de l’équipe ESM. Pour ma part, je m’occupe de l’écriture et de la production du contenu en réalité virtuelle, donc des images, du tournage, de la production des effets corrélés à des modifications sonores. J’apporte aussi mes oreilles par rapport aux transformations que nous allons faire ensemble sur le matériel audiovisuel ; il y a donc une zone dans laquelle nous pouvons intervenir tous deux dans ce double test.

Est-il difficile d’accorder vos violons ? Comment parvenez-vous à équilibrer votre travail afin qu’il reste valable dans les deux domaines ?

Nous avons pris part tous les deux au processus de production : nous avons développé chacun notre territoire mais le point de rencontre était assez large et sans conflit. Enfin, peut-être qu’il ne dira pas la même chose, qui sait (rires), mais je ne pense pas !

Les contraintes que nous avions étaient assez simples et claires. Cette somme de contraintes a créé un cadre qui permettait que l’on se mette d’accord facilement. La zone de liberté de chacun a toujours été amplement présente et respectée. Isabelle a aussi joué le rôle d’arbitre, ce qui était scientifiquement valable.

Avez vous l’impression de vous équiper de connaissances, d’outils, qui pourront vous être utiles par la suite ? Cette expérience va t-elle transformer votre manière d’aborder la création ?

Oui totalement. Les outils qui concernent la réalité virtuelle sont tellement riches et prometteurs que je sens, bien malgré moi, que c’est un champ dans lequel je vais continuer à travailler dans les années à venir.

La réalité virtuelle est un domaine ancien, dont on a commencé à parler il y a trente ans, mais elle ne s’est développée qu’assez récemment et, visiblement, à grande vitesse. Avez-vous le sentiment, avec votre travail, d’être à l’avant poste d’une transformation plus générale de la façon d’aborder une oeuvre d’art— à la fois pour le public et pour le créateur ?

La réalité virtuelle est en effet en plein boom. Avec Vincent, nous nous situons plutôt dans une mouvance actuelle de ce phénomène. Le protocole scientifique lui-même est totalement innovant, il fait acte par rapport à la recherche dans le domaine de la perception en situation de réalité virtuelle ; il n’est pas unique cependant, et Vincent pourrait en parler davantage.

Il en est un peu de même pour ce qui est d’ordre artistique. Ce qui est intéressant c’est de voir tout ce que l’on peut véhiculer avec cela, et comment on va questionner l’écriture dans ce médium. Et surtout en quoi le spectateur devient central par rapport à l’oeuvre : il en est partie intégrante, il est en quelque sorte participant obligé de l’oeuvre. Il est pour l’instant individuel, mais s’il devient multiple, cela va sans doute décupler les capacités d’interaction avec l’oeuvre d’art, et avec cette zone encore indescriptible de sensibilité ou d’expérience sensorielle terrifiante ou fascinante comme nous le disions tout à l’heure. Tout cela est innovant, sans être nouveau ; ce domaine est en pleine explosion et nous nous trouvons en plein milieu.

Propos recueillis par François Vey.