Bit-makers - avec Daniele Ghisi

Bit-makers est une série de rencontres abordant la recherche artistique du point de vue des créateurs. Le titre de la série est un clin d'oeil au "beat-makers", producteurs de musique actuelle. La plupart des artistes rencontrés élaborent eux-mêmes leurs propres outils de création, sous la forme de programmes informatiques produisant des "bits".

Portrait binaire:

Daniele Ghisi

Interview:

Pouvez-vous essayer de décrire votre métier ?

Je suis compositeur. Quand on dit cela aujourd’hui, ça évoque principalement deux images : d’un côté celle d’un Brahms ou d’un Chopin, et de l’autre un créateur de musique pour des films ou des chansons. Quelqu’un assis à un table avec un ordinateur n’est pas l’image que les gens s’en font. Pourtant, jour après jour, quand je suis pas en train d’enseigner de voyager pour un projet, je suis à la maison. Je suis assis à une table comme celle-ci, avec des ordinateurs, et un piano à côté.

Mais aujourd’hui, être compositeur, cela signifie beaucoup d’autres choses, notamment d’avoir un rapport assez fort à la technologie et, à mon sens, un rapport à la société.

Pour écrire, mon approche est de partir de musiques qui existent déjà. Je constitue des bases de données assez larges à partir de ces musiques et je les utilise comme une sorte de palette. Au lieu d'avoir des notes, j'ai des sons ou des fragments de partition à ma disposition. J’agence ces éléments selon des critères qui me conviennent, et ensuite je les choisis, comme comme le ferait un compositeur du XVIIe avec une échelle de do majeur, par exemple.

Ce qui donne une empreinte à l'objet final n’est pas une tonalité mais une sorte de carte. Cette carte est une base de données organisée, segmentée, morcelée. C'est une "tabula plena". La composition sera construite à partir de cela. Tous ces segments, je les utilise pour créer autre chose. On appelle cela musical borrowing. Ce n'est rien de nouveau en réalité. C'est une pratique qui existe dans la musique occidentale depuis des siècles, comme on le voit dans les messes-parodies du XVIe siècle ou autres palimpsestes…

Bien sûr, je me permets de m'égarer et d'explorer ailleurs, de sortir de la carte… Tout comme un compositeur du XVIIIe écrit en do puis se promène dans les autres tonalités. Pour moi, la musique est une découverte et non pas une invention. Ou au moins l'invention se retrouve à travers de la découverte. On a beaucoup d'exemples de créateurs, de Picasso à Borges, qui troublent le lien entre découverte et invention. Mon approche est une exploration, et mes bases de données me servent depuis plusieurs années comme point de départ de ces explorations.

Que comportent ces bases de données ? Des enregistrements, des sons, des partitions ?

Le contenu de la base de donnée dépend de la pièce que je veux écrire. Le choix du dataset, c'est véritablement la première chose à laquelle je m'attache.

Ce dataset peut être issu d'une immense collection de musiques présentes sur un disque dur ou un choix plus restreint parmi des quatuors à cordes ; ou encore, il peut être constitué de plusieurs versions de la même oeuvre, comme le très joué Winterreise. Ensuite, je mets en relation les éléments de cette palette.

Ce qui m'intéresse est de travailler avec des objets qui existent déjà et les modifier souvent à l'extrême, les rendre méconnaissables. La durée des extraits peut être véritablement minime, ce qui permet de s’éloigner complètement du morceau d’origine. Cela constitue une base de matériaux, comme dans la granulation ; une base pour construire autre chose.

Le but n'est donc pas de faire référence explicitement à ces emprunts ?

Si je m'interroge sur ma pratique, je crois que le but que j'avais au départ était d'utiliser la citation musicale en tant que telle. J'adorais Berio et Zimmermann, c’étaient mes références. Rien de nouveau encore une fois, Sinfonia a 50 ans et pourtant quand on l'entend elle sonne comme si elle avait été écrite hier, c'est incroyablement moderne ! La citation était une des manières les plus naturelles pour chercher à assigner des significations au geste musical.

Je voulais associer une signification à chaque citation pour construire un discours ; un peu comme un mot a une signification dans une phrase. Mais je me suis éloigné peu à peu de cette idée. Je m'intéresse maintenant à ces emprunt comme des notes : quelque chose qui n'a aucune valeur sémantique, mais qui a une couleur différente sur une palette. Des éléments que je puisse choisir, constituer un parcours avec eux et m’y balader.

Ce sont donc moins des citations telles quelles, où l’on pourrait dire : “tiens, voilà une citation de Chopin, de Berio, de Ligeti" mais de plus en plus un matériau de travail.

Ce changement, de la citation à valeur sémantique à l'emprunt brut, a-t-il modifié aussi l'apparence de vos oeuvres ?

Je pense que oui. Ce type de travail avec base de donnée me fait réfléchir sur les formes de la musique d'aujourd'hui. Le concert, par exemple, est-il la bonne et la seule manière d'écouter ? Parfois certains mécanismes fonctionnent mieux sous des formes installatives, ou à mi-chemin entre le concert et l'installation. Beaucoup de monde travaille sur cette voie aujourd'hui et je trouve cela très sain.

On pense beaucoup “événement” : ce n'est ni un concert ni une installation, c'est quelque chose qui est là, qui dure, et le public en retient quelque chose. C'est peut-être la raison pour laquelle mes pièces sont de plus en plus longues. Ou alors, au contraire, parfois très courtes ! Mais finalement de plus en plus éloignées du standard de la pièce de concert de dix minutes.

Cela a été influencé par le fait que j’utilise un matériau très large. Comme ce matériel et composite et très varié, cela m'oblige à avoir une approche très simple. C'est ce que j'essaie de faire de plus en plus, sans savoir si j'y suis véritablement arrivé : dans l'idéal, j'aimerais pouvoir gérer cette palette complexe et difficile à maîtriser avec un geste esthétique assez simple. J’aimerais pouvoir organiser ma palette en fonction d’un seul paramètre et m'en tenir à cela.

Plus les citations sont raccourcies, plus vos oeuvres se rallongent et plus vous cherchez la simplicité ?

Oui, tout à fait. Mais en réalité cela dépend des oeuvres, j’utilise aussi des citations plus longues. C’est peut être une banalité, mais je crois de plus en plus qu'il y a un  coté conceptuel dans l'art.

Ce n'est pas nouveau, cela existe depuis toujours, et encore plus certainement après 1900, sans parler du néo-conceptualisme. Je me considère assez proche de certains artistes conceptuels. La différence c'est que pour moi le concept n'est pas la pièce. Ma manière de travailler avec des datasets, c'est une idée du monde et cette idée est un concept.

Je pense à la musique comme quelque chose qui doit parler au monde d'aujourd'hui et non être visionnaire et s'adresser au public de “dans plusieurs siècles”. C’est peut-être très limité, mais c'est une exigence que je ressens comme politique ou sociale de parler aux personne d'aujourd'hui. Et d'explorer avec eux, et prendre des risques. Par exemple questionner le rapport entre technologie et monde, car cela dit quelque chose de nous même.

Est-ce que c'est une vision du monde que vous voulez offrir au public à travers vos oeuvres ?

Cela m’est difficile de répondre. Je ne sais pas ce que je vais produire chez le public. En général j’écris ce que je veux entendre. C'est un point de départ assez simple : je produis ce à quoi j'aimerais bien assister dans une soirée, et qui me parlerait.

Si l’on veut aller plus loin, cela questionne la place de chacun dans le monde et dans l'univers. La musique répond à ces questions, en tout cas elles aborde.  D'une manière évidemment non-scientifique, mais plutôt poétique, pleine de contradictions. Si quelqu'un, en écoutant une de mes pièces, se demande pourquoi le temps s’écoule, ou expérimente la nécessité de chercher sa place dans un tout, alors je serai satisfait. Ce n’est pas mon objectif de poser ces questions explicitement, mais j’espère qu’elles passent dans ma musique, par effet de résonance. C’est pour moi un espoir, plus qu’un but à atteindre.

Votre musique se veut donc à la fois émotionnelle et métaphysique ?

La musique est émotion. J’entends cela au sens large, je ne suis pas psychologue et je ne prétends pas utiliser les émotions comme des couleurs, consciemment ; mais ce que je voudrais c'est que mes auditeurs participent à une expérience plutôt qu’ils assistent seulement à une pièce.

Parfois les questions sont posées de manière extra-musicales grâce la présence de vidéo ou de texte… Cela guide l’auditeur et, je l’espère, participe à la transformation de cette expérience en une prise de position, dans le monde et dans la société. Cette question du positionnement est de plus en plus importante pour moi.

Avez-vous le sentiment d’y parvenir, de placer vos auditeurs au centre de ces question  ?

Je ne sais pas. Il est difficile d'évaluer l'impact de ses propres oeuvres. Il est d'ailleurs toujours moins important que ce que l'on imagine !

C'est une sorte d'utopie. C'est l'espoir avec lequel je me réveille le matin et avec lequel je mets à écrire.

Au delà de l’utilisation des Datasets, quelle place prend la technologie dans votre travail ?

Pour moi, l'histoire du monde est une histoire de la technologie dans le monde. Ne pas écrire aujourd'hui avec un ordinateur, ce serait comme quelqu’un qui, il y a quelques siècles, aurait refusé d'écrire avec un stylo parce que c'est trop nouveau. Certaines technologies sont devenues tellement évidentes qu'elles ne sont plus perçues comme telles : la notation en est une par exemple.

Une recherche dans la musique est donc aussi une recherche dans la technologie de la musique.

La technologie a un impact dans l’esthétique et dans la pensée. Par exemple il y a dix ans je me sentais très différent quand j'écrivais pour électronique ou pour ensemble. J'ai une expérience plutôt tardive de l'électronique. J'ai commencé relativement tôt à écrire de la musique, mais j'ai fait des études extrêmement classiques en Italie où l'électronique était pour ainsi dire absente de la manière de penser la musique. Je m'y intéressais mais c'est seulement en arrivant à l'IRCAM que s'est produit chez moi cette révolution, que j'ai découvert tout ce que j'avais à découvrir.

J’étais déjà intéressé par les techniques de collage, mais c’est mon passage ici qui a été crucial. J’ai découvert des technologies et des manières de penser la technologie que je ne soupçonnais pas. Et avec le recul, je considère que ma manière d'écrire serait tout à fait différente si je n'étais pas passé par cette route.

D'autre part, ma manière de procéder avec des datasets aussi considérables nécessite un support technologique pour les manipuler. J'utilise les datasets comme Brahms utilisait une feuille de pentagramme. J'utilise les descripteurs musicaux comme quelqu'un autrefois utilisait telle ou telle règle, et ainsi de suite. C'est mon crayon digital, c’est à dire finalement un outil. Je considère que cette approche est assez normale car elle est dans la continuité. Ca n'a rien de révolutionnaire, beaucoup de monde l'utilise et pour moi c'est presque incontournable.

Voyez vous un ou des points communs entre vos pièces, en dehors de l’utilisation de la technologie ?

D’un point de vue esthétique, les points communs entre mes pièces sont plus difficiles à décrire. Ce que je pourrais considérer comme un fil rouge serait mon approche ludique de la musique. Je pense la musique comme un jeu. L’exploration, le jeu, tout se met ensemble. Je suis content d'arriver à faire des choses et à m'amuser en les faisant. Et je suis de plus en plus à l'aise avec ça — bien que s'amuser à faire une chose n'a aucune portée sur la valeur esthétique de la chose elle-même.

Je sais par exemple que beaucoup de compositeurs souffrent en écrivant leur musique, et leur musique est magnifique ; ce n'est pas une démarche qui m'est propre. Je ne pourrai jamais faire ça, j'ai besoin d'un retour qui soit ludique. Je pense qu’il y a quelque chose de cette nature qui passe dans mes pièces.

Mon approche de l’harmonie est peut-être aussi un fil conducteur, surtout récemment. Chez moi, elle est de plus en plus fonctionnelle, avec des suite de tensions assez archétypiques parmi des champs harmoniques. Cela peut prendre la forme d'une suite de quintes en cadences parfaites, j'ai fait cela dans une pièce ! Mais étiré sur 48 minutes, et avec des montage serrés et fins, ce qui a contribué à cacher cette structure – qui pourtant reste bien à la base de tout.

Ce que je veux dire est que cela peut prendre des formes différentes, mais en tout état de cause il est important pour moi de prendre en compte la suite des tensions, aussi comme point de départ pour organiser mes datasets, en fonction de leur contenu harmonique ou fréquentiel.

Si j'y réflechis mieux, je pense aussi que la plupart de mes pièces partagent une certaine necessité d' "exactitude des petits gestes": il faut que chacun des éléments des micromontages soit minutieusement en place, même s'il dure un dixième de seconde. J'ai l'espoir qu'une partie de ce "travail au burin" soit percevable dans l'expérience de mes pièces.

On peut aussi trouver dans mes pièces des affinités avec les compositeurs que j'aime : Berio, Grisey, Romitelli, Gervasoni… Gervasoni fait de choses merveilleuse avec rien. C'est fantastique. Berio au contraire fait des choses merveilleuse avec tout ! Et ces contradictions me nourrissent.

Vous disiez que le fait de s’amuser n’avait aucune valeur esthétique. Cela signifie-t-il qu’il faut se prendre au sérieux ?

Ce que je voulais dire c'et que s'amuser n'a aucune corrélation avec la valeur esthétique. Mais pour moi ça a une valeur énorme ! J'ai fait d'ailleurs une série de pièces qui ne sont sont pas de pièces, qui sont presque des blagues. La Halls de Ravel, le solfège chanté de Grisey ou le solfège rythmique de Ferneyhough. Ils sont quelques part en ligne... Ils ont bien plus à voir avec l'humour pur et simple qu’avec la composition, mais justement, ça aide à éviter de se prendre au sérieux. Ne pas se prendre au sérieux est vraiment très important pour moi aujourd'hui.

La musique doit parler du monde et pourtant on ne sait absolument pas ce que c'est que le monde : on peut demander à la physique ou aux taoïstes, on aura autant de réponses différentes. Par conséquent je déteste l'individualisme, la propriété, tout ce qui est auto-orienté. Je déteste l'approche monumentale à la Stockhausen de la dernière période —même si c'est un génie dont j'ai admiré la production. Je déteste la grandeur quand elle est tournée vers soi et non pas,  comme chez Machaut  ou dans le Scardanelli Zyklus d’Heinz Holliger par exemple, qui sont au contraire tournés vers le monde. Tout cela me dit qu'il ne faut pas se prendre au sérieux. Cela ne veut pas dire ne faire que de l'humour ; et il ne s'agit pas d'un alibi pour ne pas aller au but des choses, pour ne pas adresser le question fondamentales. Au contraire. S'il y a une veine d'humour, cela a plus à voir avec Lewis Carrol qu’avec la "comédie stand-up".

Vous travaillez avec la micro citation ; En prenant du recul, vos oeuvres constituent-elles elles-aussi les pièces d'un puzzle cohérent ?

C'est une question plus vaste. Alors qu'est ce que l'oeuvre, la pièce que l'on écrit ou l'assemblage de ces pièces ? Pour répondre je dirais que je ne suis pas Mondrian, où il y aurait une suite d'oeuvres qui ont un sens plus large globalement. Chez lui, la collection d'oeuvres est presque plus importante que l'oeuvre elle-même. Je ne pense pas être dans ce type de démarche.

Peut-être que chaque oeuvre que je fais parle de la même chose, mais d'un point de vue différent. Il y a de fait un certain nombre d’éléments  qui se relient d'une oeuvre à l'autre, il m'arrive même d'utiliser les mêmes choses dans d'autres contextes. Mais c'est plus une démarche de recherche qu'un acte délibéré où je saurais ce que je veux dire. Je n'ai aucune idée de ce qui pourra composer la prochaine pièce !

Vous avez sorti un album, Geografie. Qu'est ce qui pousse un compositeur aussi éclectique à sortir un disque ? Est-ce encore un format intéressant ?

A vrai dire, ces pièces ne sont pas très récentes... J’ai des doutes sur l’utilisation du format CD, même si beaucoup de gens aiment encore avoir l'objet. Moi-même je n'en achète presque plus.

En revanche, je pense que ça a du sens de faire un album, car ce format donne une dimension qui n'est pas celle du concert. Il peut présenter un panorama de choses cohérentes et qui donne une sorte d'expérience. Ce n'est pas nouveau, la pop fait cela depuis des décennies ! Alors, je peux me tromper, mais je pense que c'est un format qu'il faut défendre encore un peu.

Vous avez une formation de mathématicien. De quelle manière cette discipline influence-t-elle votre oeuvre ?

Les mathématiques m'ont beaucoup aidé, et de manière différente selon les périodes. Au début, comme beaucoup de monde avant moi, je cherchais un lien direct entre musique et mathématiques. J'y crois beaucoup moins aujourd’hui. Certaines formes mathématiques peuvent avoir des influences perceptuelles mais ce n’est pas toujours le cas. Il n'est donc pas nécessaire d'appliquer des principes qui n'ont pas d'intérêt musical. Je ne crois pas à la valeur d'une oeuvre dans son application d'un procédé qui, lui, a une valeur mathématique. Je suis à l'opposé de cette approche qui va souvent au détriment des qualités esthétiques.

En revanche les mathématiques peuvent être une aide précieuse. C'est comme disait Galilée, “le langage du monde”. Elles m’aident dans la pratique quotidienne de la composition, et d'autant plus dans la pratique de la composition assistée par ordinateur. Pour gérer des données, il existes des modèles mathématiques qui peuvent parfois être très simples. Avoir conscience de ce qui est à l'oeuvre dans un procédé est utile pour s'approprier des outils, et ne pas les utiliser simplement comme des plugins. Cette connaissance permet aussi de modifier ses outils, de les compléter, d’aller plus loin avec eux. C’est une recherche en laquelle je crois beaucoup.

Les mathématiques continuent à m'aider mais, paradoxalement, je cherche à aller vers plus de simplicité dans ce domaine. Par exemple, certains modèles de groupes algébriques élémentaires permettent de créer des canons. D'autres sont trop complexes pour être perçus, il faut donc les utiliser comme on utilise du matériau, pour produire et pas forcément pour les faire apparaître. J'utilise aussi des modèles de mathématiques récréatives, comme ceux développés par John Conway : c’est une mathématique qui n'est pas tout à fait celle des jeux, mais qui en tout cas ne se prend pas au sérieux, tout en étant très sérieuse !

C'est avant tout une forma mentis ; nos intérêts sont une partie de notre vision du monde. Je reste curieux dans ce domaine, cela me maintient en éveil, même si je ne suis pas mathématicien à proprement parler.

Créez-vous vos outils vous-même, au delà de la manipulation de bases de données ?

Dans la plupart des cas oui, mais on crée jamais à partir de rien. J'utilise ce qui existe et quand l'outil dont j'ai besoin n'existe pas je vais chercher à le développer. C'est la base de la librairie BACH, que je développe avec Andrea Agostini depuis huit ou neuf ans. C’était un outil dont j'avais besoin. Je devais pouvoir opérer sur les partitions de la même manière que l’on opère sur les échantillons de son par exemple : pouvoir les modifier en temps réel, les contrôler, les remplir, granuler. Des procédés qui, dans un environnement qui existait déjà, n'étaient pas possibles. Cette librairie, j'y travaille chaque jour, c'est la base de mon travail. Je m'en sers dans ma composition ; à vrai dire, la plupart de ce que nous y avons développé c'est parce que nous en avions besoin.

C’est la même chose pour les autres outils : écrire des lignes de code fait partie de mon processus de création musicale. Dans l’écriture traditionnelle, faire en sorte que les doubles cordes que l'on écrit pour le violon soient jouables n'est pas la partie la plus excitante, mais elle est nécessaire. De la même manière, écrire des lignes de code est parfois ennuyeux mais absolument essentiel.

Ce parallèle n'est pas anodin, il nous amène à la distinction entre recherche et invention. On dit que si Beethoven n'avait pas écrit la Septième Symphonie, personne ne l'aurait écrite, mais que si Einstein n'avait pas écrit la relativité générale quelqu'un d'autre aurait finit par la trouver. Je ne suis pas en mesure de dire si c'est vrai ou pas mais je pense que c'est de toute façon assez réducteur comme point de vue.

Au contraire, je pense qu'il y a de la recherche en musique, de l'invention en science, et vice-versa. Ce qui veut dire qu'il existe des pièces en musique que, tôt ou tard, quelqu'un aurait composées. 4'33 de John Cage, par exemple. Elle n'aurait peut-être pas eu cette forme mais elle aurait existé. C'est bien sûr un cas limite, mais il montre qu'il y a un continuum, il y a de la recherche esthétique dans les sciences : Einstein creuse un domaine qu'il estime beau, il cherche des choses qui sont belles. La beauté est l’une des conditions dans le choix de la recherche scientifique.  A l’inverse, certaines avancées dans les techniques de composition ont été très mécaniques. Et cela peut prendre justement la forme de vérifier les doubles cordes, écrire les pédales pour la harpe etc., des choses qui ne sont pas "intéressantes"

Passer de l'un à l'autre, du code à l’écriture, devient donc part d'un même processus ?

Oui, et même l'un met l'autre en lumière. Même si c’est l’activité de composition qui domine toujours. Je ne suis ni un codeur ni un mathématicien de profession ; tout ce que je fais, je le fais en fonction de la musique. C'est elle qui va guider mes recherches, me dicter que j'ai besoin de développer.

Cela veut-il dire que les choix s'imposent d'eux même en musique ? Ce que vous avez mis en place vous dicte la façon dont il faut avancer ?

Il y a parfois des choses qui sont très intéressantes et passionnantes mais qui n'ont aucune relation avec ce que je suis en train d'écrire, ou qui ne peuvent avoir aucune résonance avec l’univers musical dans lequel j’évolue. Dans ce cas, je les garde comme idée pour un projet futur, ou comme sujet de réflexion indépendant, pour me nourrir. Ou alors comme un hobby. Mais je me laisse parfois surprendre, comme tout le monde d'ailleurs. La surprise est finalement le moteur de tout ce que je fais. La surprise est une différence entre ses propres attentes et ce qui advient finalement. Et la différence est information, ce qui permet de réfléchir et d’aller plus loin.

De fait, je ne crois pas en la composition assistée par ordinateur comme une calculette ; je la considère plutôt comme quelque chose qui laisse des portes ouvertes, qui laisse sa place à l'inattendu. Un équilibre entre contrôle et perte de contrôle. Un des rôles de la composition assistée par ordinateur c'est la surprise. Sans surprise elle aurait beaucoup moins de valeur.

Propos recueillis par François Vey.