Portrait binaire:
Interview:
Vous êtes compositeur-chercheur, particulièrement éclectique, comment vous positionnez-vous dans le milieu de la musique contemporaine ?
Je me situe quelque part dans le milieu de la musique contemporaine, mais je me considère comme un peu latéral. J’ai une passion très vive pour la musique non écrite, non classique ou post classique, j’écoute beaucoup de rock et de pop. J’ai fait du rock à une époque mais il est devenu évident au bout d’un moment que ce ne serait pas ma route. J’avais besoin de ne pas me conformer à un genre musical, j’avais besoin de quelque chose de plus large.
Les rencontres que j’ai faites, s’ajoutant à une formation académique, m’ont permis de comprendre qu’il y avait dans ce milieu de la musique contemporaine des zone de liberté à découvrir, et c’est ce que je continue à chercher. Je suis toujours attiré par les projets originaux et borderline, et en ce sens la question du genre musical est primordiale pour moi.
En quels termes vous posez-vous cette question du genre musical ?
C’est un problème que je creuse et suis en train d’étudier. Je n’ai pas de réponse à donner pour l’instant ; c’est en partie pour cela que j’ai besoin d’approfondir mes recherches musicologiques, pour aborder ce sujet. Cela me permettrait d’éviter de réinventer la roue au niveau conceptuel !
Ce que je peux dire pour l’instant est que ce serait une réponse naïve que de dire que le genre musical n’existe pas. Il y a bien des genres, et des genres clairement définis. Mais il ne faudrait pas que ces genres soient des boîtes hermétiques et complètement imperméables les unes aux autres. Il existe une approche postmoderne de cette question qui est intéressante : elle reconnait l’existence des genres musicaux, mais pourtant elle travaille sur le genre musical en tant qu’objet autonome.
Est-ce que vous vous reconnaissez dans cette approche ?
Non, pas forcément. Pour citer de mémoire le compositeur Fausto Romitelli, je dirais que “ma recherche n’est pas post-moderne, elle est moderne.” C’est très intéressant, car cela signifie que l’approche n’est pas méta-linguistique, mais linguistique. Pour ma part en effet, je cherche davantage à trouver des invariants ou des archétypes de type linguistique qu’à travailler sur la juxtaposition ou la séparation des genres musicaux pris en tant que tels.
Cela veut dire aussi que je suis plus intéressé par le contenu détaillé des objets musicaux que je vais emprunter d’un côté ou de l’autre plutôt que par la citation du genre en tant que phénomène sociologique ou méta-musical.
Avez-vous trouvé certains de ces invariants ?
Je crois que oui, mais il m’est assez difficile de les nommer précisément. Cela m’a surtout amené à poser une question plus large : est-ce que la musique contemporaine est un genre musical ?
Ma réponse partielle est que oui, mais dans l’idéal ce serait d’une façon différente des autres genres. Je m’explique : il y a des règles musicales de composition pour le rock, pour le jazz, pour le quatuor du XVIIe siècle, par exemple. Ces règles définissent en partie le genre. Je voudrais que, pour la musique contemporaine, il n’y ait pas de règles de composition.
Selon vous, y aurait-il trop de règles dans ce domaine ?
Disons qu’il existe une approche, très représentée dans l’académie et dans les festivals, qui est extrêmement centrée sur des systèmes de règles, ou plutôt sur des systèmes d’interdiction. Lors de mes études par exemple, des compositeurs importants m’ont enseigné qu’on ne devait pas utiliser d’objets du langage tonal, pas d’octaves, pas de rythmes mesurés etc, toute une série de “il ne faut pas faire ça”.
Cette démarche a un intérêt : ce type de pensée négative est utile dans la mesure où elle nous aide à nous libérer de certains automatismes contingents à l’activité compositionnelle. Elle nous pousse à aller vers des manières plus archétypales et universelles de penser au phénomène musical.
Ainsi, ne pas parler de “mètre”, qui est un concept très fortement appris, mais parler de “relation entre l’impulsion et le temps.” Cela nous amène à quelque chose de beaucoup plus général et applicable comme objet d’analyse et de composition. Ce qui ne nous empêche pas considérer que le mètre en est justement l’une des possibles déclinaisons.
N’est-ce pas là un regard d’analyste et de musicologue plus que celui d’un compositeur ?
Je ne suis pas du tout musicologue, et j’ai longtemps pris mes distances vis à vis de la musicologie. Mais je ressens maintenant la nécessité de m’y plonger un peu ! Toutes ces réflexions sont nées de manière assez empirique. En commençant par faire de la musique (qui était souvent de la très mauvais musique, d’ailleurs),
j’ai creusé des sujets qui m’intéressaient et qui sont devenus après coup et très récemment des objets de recherche spéculative.
Cela me permet évidemment d’avancer dans mon travail de compositeur, mais cela n’est pas la seule finalité : j’ai besoin de partager mes réflexions sur un plan non musical. Il me semble que ce type de réflexion est un peu déficitaire dans notre milieu et me parait pourtant assez important. J’ai donc envie d’avoir les instruments et les outils conceptuels pour la partager.
Y a t-il un fil conducteur entre vos oeuvres ?
Oui, je revendique le fait d’être éclectique. Dans mon catalogue il y a presque plusieurs genres ! Je ne suis pas quelqu’un qui a envie de faire toujours la même chose ou de s’adresser au public toujours de la même manière. Je ne pourrais pas m’épanouir dans un genre. Je suis totalement omnivore. J’ai parlé de pop et de rock mais je suis aussi un auditeur passionné de jazz, de musique indienne, j’essaie d’avoir les yeux les plus ouverts possibles.
Dans ce très petit milieu de la musique contemporaine, chacun d’entre nous, compositeurs, finit par être reconnu pour ses spécialités. Et moi je commençais à être connu comme quelqu’un qui a une forte affinité avec le rock - ce qui est juste, d’ailleurs. Du coup, il arrive que l’on pense à moi pour des projets avec guitare électrique, ou comme ce projet que j’ai réalisé avec avec l’Orchestre National de Jazz.
Cela s’auto-alimente, en quelque sorte : j’ai des intérêts particuliers, et la communauté me pousse aussi à aller dans cette direction. Ce qui fait que j’ai plus de chance de me retrouver ces prochaines années sur des projets bizarres ou borderline plutôt que dans des projets d’opéra ou de musique symphonique. Il est vrai que j’aime bien écrire pour des instruments non conventionnels...
Avez-vous un processus de création défini ? Comment abordez vous la composition d’une nouvelle pièce ?
Je commence à avoir une méthode, mais cette méthode n’est pas du tout systématique. Ce que je fais en fait est très “XIX siècle” : je m’installe et je me mets à imaginer des choses. Concrètement, cela veut dire que je passe parfois des journées assis, ou sur mon lit, les yeux fermés, à chercher à imaginer comment ça doit sonner, à chercher des figures, de objets musicaux.
Sans instrument, donc ?
En général sans instrument. Ce n’est pas un exploration systématique de matériaux ou de techniques. Certains compositeurs essaient de dialoguer avec les matériaux, ils tentent de générer des processus, de les interroger pour trouver ce qui est porteur de potentiel, ce qui est intéressant. Pour moi c’est véritablement l’inverse : Je me pose devant la page blanche en interrogeant l'imagination musicale de la manière la plus directe possible, ce qui est d'ailleurs une affirmation très banale.
Diriez-vous “banal” alors qu’aujourd’hui d’autres compositeurs se servent de l’ordinateur dès le départ ?
Je ne sais pas si mon approche est banale, mais elle me semble très traditionnelle, très ancienne. Cela dit, il m’est arrivé de partir du piano avec de bon résultats, mais c’est parce que je suis davantage pianiste — même si je n’en fais pas du tout ma carrière. Lorsque le piano est l’élément central de la composition, oui, il m’arrive de commencer par là. Mais ce n’est pas ma démarche habituelle.
Puisez-vous l’inspiration dans le monde extérieur, en vous nourrissant de lumières, de couleurs, d’ambiance ?
Au contraire, j’essaie d’être complètement à l’intérieur de ma tête. Je n’ai pas de synesthésie ou de processus conceptuels. J’ai essayé parfois, mais avec peu de succès. Par exemple, j’ai été frappé par les structures narratives des oeuvre de Roberto Bolaño, un écrivain chilien que j’admire beaucoup. J’ai essayé de reproduire en musique sa manière d’articuler la narration… mais je n’y suis pas du tout arrivé ! La matière musicale me trainait et me conduisait sans que je parvienne à la maîtriser vraiment.
D’autres compositeurs en revanche, y arrivent de manière admirable. Je pense notamment à Christopher Trapani qui a établi conceptuellement dans sa thèse des relations entre les structures narratives de Thomas Pynchon et ses propres composition. J’admire son travail, je partage sa sensibilité, mais je n’arrive pas à intégrer cette approche dans ma manière de composer.
Avez-vous le même genre de démarche dans votre recherche scientifique ?
Je suis assez timide avec l’expression “recherche scientifique”, bien que je commence doucement à revendiquer cette activité. Ce qu’il faut noter en revanche, c’est que cette recherche a toujours été orientée pour me servir dans mon activité de compositeur.
Quand je suis arrivé à l’IRCAM je n’étais déjà plus très jeune, j’avais trente ans passés et je ne savais rien de la recherche scientifique musicale — hormis le fait d’avoir fait de la musique électroacoustique et donc de m’être servi des outils de l’informatique musicale. Il n’était pas du tout question de me penser comme développeur. Pourtant ça été une espèce de coup de foudre, même si je n’avais pas de formation scientifique. Tout d’un coup j’ai vu que je pouvais aller beaucoup plus loin si je développais mes outils moi-même.
Il faut bien voir que je suis d’une génération qui a été celle de la petite informatique personnelle et, comme beaucoup de gens de mon âge, j’ai eu un petit ordinateur personnel à la fin de mon enfance. Mon père, sans être informaticien, utilisait lui même beaucoup cette technologie et il m’a dit “tiens, tu dois apprendre à programmer”. J’avais une certaine inclinaison pour ça, alors j’ai appris les rudiments de la programmation ; je ne me suis pas arrêté aux jeux vidéo. Finalement, cela a été la seule forme de “formation scientifique” que j’ai eu dans ma vie ! Mais quand je suis arrivé à l’IRCAM, tout a collé, comme si la boucle se bouclait.
Puis j’ai rencontré Daniele Ghisi, avec qui j’ai beaucoup de points communs en termes de formation, de sensibilité et de point de vue. Nous avons commencé à développer ensemble une bibliothèque d’outils dont nous allions nous servir tous les deux.
Vous avez donc commencé à développer votre bibliothèque bach.
Oui, c’est une extension du logiciel Max. Cette librairie porte essentiellement sur deux sujets liés entre eux :
D’abord, elle porte sur la représentation graphique de la partition musicale — et là j’entends la partition étendue, c’est à dire qu’en plus des notes, elle contient toutes sortes de données supplémentaires : par exemple des paramètres électroacoustiques comme une enveloppe spectrale ou un fichier son. Cet objet "partition" fonctionne aussi comme séquenceur, ce qui permit de le relier à n’importe quel processus.
D’autre part, la librairie porte sur le fait que l’objet de notation est contrôlable à partir de messages Max. Il est donc possible de le remplir ou de le modifier, en somme de créer une partition à partir de messages Max, même à l'aide de systèmes algorithmiques complexes (en fait, bach contient beaucoup d'outils pour la manipulation de la notation et de la représentation symbolique).
Tout cela est né vraiment d’une nécessité. Daniele Ghisi et moi étions étudiants au cursus IRCAM et nous nous servions d’OpenMusic qui propose un ensemble de fonctionnalités assez semblables. Nous voulions recréer dans Max certains processus que nous déroulions dans OpenMusic pour avoir accès aux fonctions de temps réel et d’interaction. Nous avons donc maintenant la possibilité de composer des messages qui sont des partitions elles-mêmes, ou de créer des partitions complètement générées par des règles ou des processus heuristiques. La génération de partition peut même se faire en temps réel, en interaction.
Cela vous a-t-il amené à une réflexion plus théorique dans votre recherche ?
Oui, par la suite nous nous sommes rendus compte du potentiel de réflexion théorique sur ce sujet. J’ai notamment co-signé un article avec le musicologue et compositeur Eric Maestri qui a amené une réflexion approfondie sur les conséquences de ces nouveaux problèmes dans la pensée musicologique ; ainsi on parle de partition enrichie mais alors qu’est-ce qu’une partition ?
Ce type de réflexion nous faisait défaut à Daniele et à moi. Le fait de nous pencher davantage sur le sujet a beaucoup apporté à nos travaux.
Quand on parle de recherche scientifique à l’IRCAM, on parle souvent de choses très pointues : il s’agit de nouveaux algorithmes, de paradigmes nouveaux d’interaction homme-machine, donc quelque chose de très fort ; notre recherche est en un sens plus “faible”. Ce que je revendique c’est qu’elle est orientée vers l’interaction entre le compositeur et la machine. Une recherche vers l’usabilité des outils, vers l’auto-interrogation sur l’activité de composition. C’est une tentative de construire des outils qui améliore l’ergonomie de la composition.
Avez-vous d’autres projets de recherche ?
Tout d’abord, ce chantier va continuer. Avec Daniele, nous avons des projets pour élargir bach à d’autres sujets connexes.
En ce qui me concerne j’ai un intérêt particulier pour la synthèse sonore. Il y a d’ailleurs un article sur la base de donnée IRCAM sur mes systèmes de synthèse sonore. J’ai peu publié à ce sujet, mais cela occupe une grande place de mon travail et dans l’enseignement que je donne.
Dans ce domaine également je me sers de mes propres outils dans mon activité de compositeur. Donc même si c’est un intérêt différent, tout est relié : on parle de synthèse, mais elle est contrôlée par bach, dans un type de direction donné en lien avec mes recherches sonores, et donc encore un fois influencé par beaucoup d'expériences musicales différentes—par exemple, j’écoute aussi Beyoncé et je suis frappé par la richesse dans le son de sa production, j'essaie alors de m'interroger sur comment la "transporter" dans mon langage musical plus abstrait. La facilité de contrôle sur des ensembles de paramètres complexes que j'arrive à obtenir avec bach est pour moi un outil essentiel dans ce type de recherche sonore.
C’est donc une sorte d’univers cohérent, même si les connections ne sont pas évidentes à déceler depuis l’extérieur. En plus je ne suis pas très fort pour projeter mon travail à l’extérieur : je n’ai pas une théorie complète à fournir, je n’ai même pas de site internet à jour ! En tout cas pour moi, c’est univers cohérent.
Que voulez-vous donner au public avec votre musique et vos travaux de recherche ?
Je pourrais plaisanter en disant que je fais la musique que je voudrais écouter, la musique que j’aimerais que quelqu’un d’autre aie composé. Au delà de ça, j’avais écrit une fois dans un note de programme “une musique qui frappe au ventre et qui sollicite les centres du langage”
Je ne fais pas ça pour la reconnaissance, bien sûr j’ai mon ego comme tous les artistes, qui a besoin d’être nourri, je ne vais pas prétendre être complètement ascétique par rapport aux séductions de la reconnaissance, mais le but n’est pas forcément là. Cependant, je tire un peu le même type de satisfaction en livrant ma musique et mon travail scientifique : le fait que cela ait un impact, un certain intérêt et finit par parler à quelqu’un.
Vous travaillez dans un collectif, /nu/thing, qui se revendique d’avoir une portée musicale mais aussi sociologique et politique ; votre musique a-t-elle un message en ces sens, veut-elle avoir une portée au-delà de la musique ?
J’ai beaucoup de nostalgie pour un époque, les années 60 et 70, où l’accent était mis sur ce que la musique voulait dire. Cela me manque beaucoup.
A cette époque, la musique contemporaine avait un public. Un public de niche, certes : le même public que celui de l’art contemporain et du cinéma expérimental. Ce lien s’est perdu dans les années 80-90 — c’est là que je situe la grande crise du public de la musique contemporaine. On a assisté à une dégradation de la qualité de la relation entre la musique que nous faisons et le milieu culturel qui l’enveloppe.
Cette cassure, sans doute nécessaire pour les jeunes compositeurs des années 80, a malgré tout produit des résultats musicaux incroyables. Je pense qu’elle est due au fait que l’on a pour beaucoup renoncé à se confronter à des paradigmes culturels brûlants. La musique est devenue beaucoup plus abstraite et nous avons perdu le contact avec le milieu culturel. Ma génération vient donc d’un contexte très formel, très abstrait et qui a pour une grande part renoncé à dire autre chose avec la musique que la musique elle-même. Je ne pense pas qu’on puisse avoir en musique une traduction littérale de concepts abstraits, et d’ailleurs je ne fais pas de la “musique à programme”. Mais c’est pourtant une question qui me semble importante aujourd’hui.
Pour ma part, je n’ai pas l’ambition de reconstruire ce lien, car cela demanderait l’action d’une génération de compositeurs. Mais j’ai au moins l’ambition de sensibiliser à cette question, et de me poser ce problème. De me le poser, et j’espère, par répercussion, de poser ce problème.
Par exemple en ce moment je me passionne pour la black music américaine d’aujourd’hui, à la soul et au hip-hop contemporains. Et de fait, j’ai parlé de rock mais cela fait bien longtemps que je n’ai pas trouvé de disque de rock qui me semble avoir un quelque type d'impact, de force par rapport à la culture contemporaine, être significatif — ce n'est pas par hasard que le dernier Pulitzer a été assigné à un rapper, ce que je trouve très intéressant. Cela nous ramène au problème du langage musical : il me semble que cette musique, bien qu'elle ne soit pas raffinée du point de vue formel, arrive à toucher des sujets importants et nécessaires dans un contexte culturel plus ample, même au delà des textes des chansons. En fait, c'est à cette musique là que les artistes et les intellectuels des autres disciplines aujourd'hui se réfèrent en majorité, lorsqu'ils se référaient à Wagner en 1860 et à Boulez en 1960. Pourquoi nôtre musique n'y arrive-t-elle pas ?
En comparaison, que me manque-t-il, à moi, compositeur de musique contemporaine ? J’ai des outils formels beaucoup plus pointus, mais que me manque-t-il pour arriver à traiter ces sujets ? C’est une question de positionnement très importante pour moi, et j’espère que mon travail parvient à poser ces questions.
Propos recueillis par François Vey.