Bit-makers - avec Carmine Emanuele Cella

Bit-makers est une série de rencontres abordant la recherche artistique du point de vue des créateurs. Le titre de la série est un clin d'oeil au "beat-makers", producteurs de musique actuelle. La plupart des artistes rencontrés élaborent eux-mêmes leurs propres outils de création, sous la forme de programmes informatiques produisant des "bits".

Portrait binaire:

Carmine Emanuele Cella 

Interview:

Vous êtes compositeur-chercheur. Quelle est la particularité de cette double activité ?

J’ai commencé à écrire de la musique et du code pour ordinateur à 6 ans. Je faisais les deux choses en même temps, et j’ai toujours continué à faire les deux. J’ai ensuite étudié la composition et les mathématiques, jusqu’à obtenir un doctorat dans chaque discipline. Donc mon parcours a toujours été double, j’ai essayé de n’abandonner ni l’un ni l’autre de ces deux aspects. Mais c’est la musique qui a guidé les choses. C’est a musique a guidé ma recherche, et jamais le contraire. 

Ma thèse de mathématiques, je l’ai faite dans le domaine des mathématiques appliquées, et le champ d’application était la musique. Les questions étaient posées par la musique et j’essayais de trouver les réponses par les mathématiques. Au fur et à mesure, il s’est produit dans mon esprit une sorte de feedback : ma manière de penser la musique a déterminé ma manière de penser en mathématiques. Mon parcours, comme ma recherche, a toujours été en marge des sujets à la mode. J’essayais simplement de répondre à mes propres questions.

Quand j’écris une oeuvre, ma nécessité est toujours poétique. Les questions que je me pose sont toujours de type poétique, et la technique est une conséquence à la raison poétique. Pour moi, il faut casser la technique pour respecter la nécessité poétique, jamais le contraire. Ici à l’IRCAM, on peut être tenté de donner priorité à l’aspect scientifique des choses, mais à mon avis ce n’est jamais la bonne démarche. Il ne faudrait pas se poser la question de ce qu’on peut faire avec les techniques dont nous disposons mais au contraire se poser la question inverse : “quelle est ta question, et quelle est la technique qui y répond ?”

Rencontrez-vous des difficultés à associer les deux activités, ou à passer de l’une à l’autre ?

J’ai essayé de faire ces deux types d’activité et au fur et à mesure de la vie, ces deux aspects se sont rencontrés. Dans ma têtes, elles sont liées, elles ne sont jamais séparées. Pour moi c’est la même chose. Mais j’ai mis des années à trouver le moyen de clarifier la double nature de ma recherche. 

L’IRCAM a été l’acteur principal ce cette rencontre. Le projet qui a déclenché ce rapprochement a été une commande de l’IRCAM et de Radio-France d’une pièce pour grand orchestre et électronique qui s’appelle Reflets de l’ombre et qui a été crée à Pleyel sous la direction de Jukka-Pekka Saraste. Pour écrire cette pièce, je me suis servi de la recherche que j’ai faite pour mon doctorat en mathématiques. Pour moi, c’est officiellement le moment où mes deux champs d’activité se sont rencontrés.

C’est à partir de ce moment là que j’ai commencé à être accepté comme compositeur et chercheur en même temps. J’arrive maintenant à sauter d’un case à l’autre, mais ça a été difficile d’être accepté avec les deux casquettes. En revanche je ne fais jamais les deux choses en même temps. J’ai réalisé une commande pour le festival Manifeste l’année dernière, et en ce moment je fais de la recherche, alors je ne compose pas. Et comme j’ai une commande pour la fin de l’année, à un moment donné je vais arrêter et je me mettrai à écrire.

J’ai besoin de me plonger entièrement dans ce que je fais. C’est très difficile de passer de l’un à l’autre. Je ne peux pas chercher le matin et écrire l’après midi par exemple. En musique comme en recherche il y a des étapes ; comme un escalier, il faut trouver une marche sur laquelle on peut s’arrêter un moment. Alors, seulement, on a la sensation d’avoir un peu avancé, donc c’est possible de faire une pause et de commencer autre chose. Mais ça reste dur. Parce que la force qui me motive c’est une sorte d’inquiétude générale qui ne s’arrête jamais. Parfois on trouve des moments de répit, mais cette inquiétude est toujours là.

Comment pourriez-vous décrire vos compositions ?

Je voudrais faire une analogie. Imaginons la musique comme la mer. Disons que l’on est dans la mer, avec les oreilles au-dessus de l’eau, et on écoute : ici, la musique est déterminée par les quantités : les intervalles, les accords, les gammes, les valeurs, les rythmes… C’est une sorte d’algèbre de la musique.  

Après on se plonge dans l’eau ; et là on écoute une musique qui est des qualités, et non plus pas des quantités. Là, on ne fait pas de l’algèbre, mais de l’analyse, ce qui détermine la continuité. On a un type de pensée qui est strictement liée à la qualité physique du son, alors qu’au-dessus ce sont plutôt les rapports qui sont en jeu.

Au dessus de l’eau on a une musique composée avec les sons, sous l’eau une musique composées dans le son.

Ma musique procède de ces deux choses mais ma manière principale d’aborder la composition c’est d’être plongé dans l’eau. En écoutant mes pièces, on voit qu’il n’y a pas l’idée de mélodie, d’accord ou rythme, mais il y a l’idée du son, et du son qui évolue ; c’est une sorte de transformation continue du son. Et l'on n’arrive pas à sortir de l’eau, on y est toujours plongé. Evidemment il y’a  une tension vers la surface : je voudrais faire sortir ma musique de l’eau, mais je n’y arrive pas encore…

Enfant, j’ai commencé par les quantités ; au conservatoire, on apprend l’algèbre de la musique, les quantités, et jamais les qualités. On pense aux harmonies et aux rythmes, comme rapports entre eux, comme ratio entre les choses. On étudie séparément les éléments, l’harmonie, puis la mélodie et le contrepoint, et ce n’est qu’après, en composant, que l’on essaie de tout mettre ensemble. Mais en fait, cela ne se passe jamais comme ça : l’écriture fait évoluer tous les paramètres en même temps. Je ne pense jamais à l’harmonie séparée de la mélodie, séparée du son. Tout cela, ce sont des composantes d’une seule et même chose.

Après mes études, j’avais besoin de me plonger dans l’eau et de conjuguer ces choses que j’avais apprises comme séparées. C’est là que j’ai découvert que en réalité, l’harmonie est une simplification pédagogique, utile à un moment donné, mais qu’il faut ensuite abandonner. On écrit des sons, on n’écrit pas que des accords. C’est pour cela que je pense qu’il faut avoir une idée de composition liée au son.

Cela a été bien compris ici à l’IRCAM. L’école spectrale et notamment Grisey ont posé les bases de type de construction. Le spectralisme, c’est une généralisation de l’idée d’harmonie : on travaille avec des accords non pas de notes mais de partiels. C’est là qu’ils se sont plongés dans l’eau, qu’ils ont commencé à écrire avec le son. Je m’inscris dans ce type de tradition mais j’essaie d’en sortir peu à peu ; j’essaie de retourner à la mélodie et à la figure musicale. Mais une fois qu’on a été plongé dans l’eau c’est très difficile !

C’est peut-être une banalité mais j’ai ce côté italien, cette sensibilité à la mélodie. Je viens de Pesaro, la ville de Rossini, où existe un festival qui lui est consacré. J’y étais répétiteur, j’ai donc joué beaucoup d’Opéra. Chez Berio, il y a toujours une double vision entre le son comme “qualité” et les besoins de la mélodie, par exemple des moments de solo qui alternent avec la complexité de la masse sonore. Et moi j’essaie de ne pas considérer ces choses séparées mais d’avoir une continuité, un cadre général pour imaginer un langage qui passe du son “de la qualité” au son “des quantités”

Cela a du demander beaucoup de travail pour réussir à vous “plonger dans l’eau.” Est-ce que l’inverse est aussi difficile ?

Oui, c’est beaucoup de travail et de recherche. Je pourrais faire une autre analogie, cette fois avec les mathématiques. Dans l’apprentissage des mathématiques il y a trois phases : 

Tout d’abord il y la phase intuitive, où beaucoup de choses peuvent être comprises facilement et rapidement. Ensuite, on s’aperçoit que ce n’est pas suffisant, et qu’il faut aller vers un certain formalisme. Cela oblige à définir les choses avec précision, à trouver des quantités exactes. Après, pour avancer encore, on a de nouveau besoin de son intuition, de sortir de ce formalisme. Mais cette intuition n’est plus l’intuition naïve du début : au contraire elle est motivée structurée, déterminée par le travail formalisé qui a été fait.

Pour moi, cela s’est passé de la même manière en musique. Au départ je faisais les choses de manière intuitive, puis j’ai mis les éléments dans les cases que j’avais apprises à l’école. Je me souviens que, pendant mes études, je composais avec la sensation d’avoir un compositeur qui regardait mon travail par dessus mon épaule et qui me disais constamment “ah non, ça il ne faut pas faire comme ça !"  Et il m’a fallu des années pour m’en libérer ! Je me sens un peu plus libre maintenant. J’étais en train de m’en libérer en écrivant cette pièce qui a été jouée à Pleyel et qui a commencé le processus. Maintenant, je suis mon intuition mais je sais qu’elle est déterminée par un travail de réflexion que j’ai fait en amont.

Dans ma musique, tous les éléments quantitatifs sont importants, mais j’ai l’impression qu’ils étaient vides tant que je n’avais pas touché à leur qualité. J’ai eu besoin de me plonger dans l’aspect réellement physique du son, pour ensuite essayer de revenir à la langue naturelle de la mélodie —mais comme je le disais, je n’en suis pas encore là, cette langue naturelle me semble encore lointaine.

Votre recherche scientifique est elle guidée par ces problématiques de passer des quantités aux qualités et inversement ?

Ma recherche en mathématiques appliquées portait sur la compréhension et la description du son par un langage de mesure. C’est délicat, car la qualité du son n’est pas vraiment mesurable. Qu’est ce que le timbre ? On ne sait pas, finalement. Et pourtant on a besoin de formaliser, de quantifier ces choses. J’ai donc développé des catégories que j’ai appelées des “sound types”, une classification de types sonores selon des mesures. J’ai obtenu quelques résultats et je continue à développer cette réflexion dans le domaine de l’orchestration assistée par ordinateur. C’est sur cette problématique que je travaille : comment simuler n’importe quel son avec un orchestre ?

Cela pose principalement deux problèmes. D’abord celui des combinaisons, celui de savoir quelle combinatoire va donner le son le plus proche. Mais aussi celui de l’évaluation : comment évaluer que le timbre généré est le plus proche de celui qu’on cherche à simuler. Ce qui revient à se poser la question de savoir ce que ça veut dire, “le timbre le plus proche".

Je travaille dans un cadre qui existe à l’IRCAM depuis plusieurs années ; c’est Yan Maresz qui a initié cette question de l’orchestration assistée par ordinateur, comme prolongement de la composition assistée par ordinateur. Nous avons ici OpenMusic, qui aide à la composition, notamment dans le champ des quantités ; alors que l’orchestration assistée par ordinateur est censée nous aider sur les qualités. C’est un travail qui se plonge sous l’eau ! En 2008 la première version de cet outil, développé par Gregoire Carpentier, a été utilisée par Jonathan Harvey dans Speakings, qui est une pièce très importante à mon sens.

Quelles applications pratiques avez-vous de ces outils ?

J’ai crée un opéra l’année dernière à Kiev. Dans la dernière scène il y a une sorte de marche funèbre et j’ai imaginé des sons avec des cloches pour accompagner cette marche ; ces cloches je les ai orchestrées avec cet outil d’orchestration assistée par ordinateur. Dans cet opéra, ces fausses cloches ont une valeur symbolique pour moi, car c’est en fait une référence aux origines de ce projet : en 1982 Harvey a composé une pièce qui s’appelle Mortuos plango vivos voco dans laquelle ils avaient transcrit à la main puis orchestré les partiels qui composent le son de la cloche de l’Abbaye de Winchester.

Je suis moi même le premier utilisateur de mes outils. Avant de résoudre les questions des autres, je tâche de résoudre les miennes. De manière générale, je trouve que c’est trop difficile de trouver des choses qui sont utiles à tout le monde, donc je pense qu’il est préférable de se concentrer sur ses propres problèmes, quitte à découvrir par la suite que d’autres personnes se posent les mêmes questions. Au final, je dois avouer que la combinaison recherche et composition est assez compliquée, car quand je trouve une solution scientifique, le problème musical a évolué, ce qui demande de s’ajuster un peu constamment… 

En regardant vos partitions, dont vous mettez des extraits en ligne, on observe qu’elles sont minutieuses et détaillées, tout en rendant un mouvement général évident. Comment parvenez-vous à maintenir cet équilibre ?

C’est Xenakis qui avait compris ça, ces relations fructueuses entre le détail et l’image globale. Mon discours musical est en fait plutôt simple. Les figures que je crée sont assez intuitives. De loin, ce sont des phrases claires, avec une directionnalité assez explicite. Mais si on regarde dans le détail, on s’aperçoit qu’il y a une grande quantité de paramètres qui travaillent ensemble pour donner ce type d’indication générale. Je ne sais pas pourquoi j’ai développé cette attitude ; peut être que les mathématiques m’ont aidé à construire ce type de modèle. L’algèbre c’est ce que l’on regarde de loin et l’analyse ce que l’on regarde de près.

Ici, avec l’algèbre on peut parler des relations entre de ce qui se trouve dans cette pièce, le verre, mon cahier et le micro ; mais on ne sait pas ce que c’est que ce verre, ce cahier, ce micro. Avec l’analyse on regarde ce que c’est ce cahier, on étudie la qualité du papier, etc. On a donc autant besoin de l’analyse que de l’algèbre. L’équilibre à trouver est le suivant : la figure musicale utilise les quantités, mais la couleur, le timbre, utilisent les qualités.

C’est donc l’informatique qui vous aide à résoudre ces questions de finesse du détail ?

Oui. Je commence par dessiner la pièce. Je dessine d’abord “de loin.” Je fais un dessin global de la pièce, puis de la section, et enfin de la page d’orchestre. Ensuite, sur la page, je commence à poser des détails. Mais du dessin à la page écrite, il faut des mois de travail. C’est là que j’ai besoin de l’aide de l’ordinateur. Détailler l’évolution de la figure musicale, préciser les durées des harmonies, des accords ça prend beaucoup de temps !

L’informatique m’aide pour tout cela mais, encore une fois, le cadre est guidé par la vision intuitive globale. J’utilise l’outil informatique seulement après. Pas l’inverse. 

C’est très important, parce que moi même, comme d’autres compositeurs, nous perdons parfois la vision générale et nous finissons par être guidés par l’informatique et la technologie. C’est très facile de se laisser guider par un outil aussi puissant que OpenMusic. Si l’on n’y prend pas garde, l’outil commence vite à jouer à notre place. 

Et c’est très difficile de l’éloigner, de le bloquer et d'être capable de dire : non c’est moi qui contrôle, je ne fais qu’utiliser l’outil. Je ne suis pas utilisé par l’outil.

Par quoi commencez-vous l’écriture d’un pièce ? 

Chaque pièce est différente. Je n’ai pas de système universel et cela varie beaucoup. En général, ma motivation première est extra-musicale. La raison du pourquoi de la pièce n’est pas musicale. Ce peut être une poésie, une image, une vision une sensation, une idée ou une expérience, quelque chose de ce type. Cela m’évoque quelque chose de musical, et pour moi c’est toujours au niveau du son : j’ai des sons dans la tête, j’écoute des sons. J’organise en premier lieu un langage des sons global, et après je rentre dans le détail de chaque moment. J’essaie d’écouter ce son dans ma tête et je me demande de quoi il est fait, et comment on le réaliserait à l’orchestre. C’est là que je détaille : les notes, les figures musicales, les instruments… Donc le processus général c’est : l’idée extra-musicale, le dessin de la forme, le dessin des timbres et ensuite l’écriture.

Mais ça change beaucoup d’une pièce à l’autre. Cela a été assez différent pour mon opéra par exemple, puisqu’il était motivé par le texte et l’histoire, donc ce sont d’autres priorités qui surviennent. En général, chaque pièce a une raison d’être différente et j’essaie de faire en sorte que  ce soit cela qui me guide. Dans certaines pièces je travaille exclusivement sur un paramètre, par exemple sur le temps. La mémoire de l’eau est une pièce dans laquelle j’ai décidé de ralentir le temps jusqu’à le figer. L’idée était de partir de la mélodie, de la ralentir et d’arriver au son. Le temps, c’est une manière de passer du dessus de la surface de l’eau à une immersion : en la ralentissant, la mélodie devient son. C’est ce que Stockhausen avait déjà compris : il a écrit une théorie dans laquelle il parlait du rythme qui, accéléré, donne la note qui, elle-même accélérée, donne la mélodie. C’est une sorte de continuité dans le temps.

Y a t-il un point commun entre vos pièces, dans leur inspiration ?

Oui, la lumière. La plupart de mes pièces ont pour sujet la lumière. Il suffit de regarder les titres de mes pièces : Già s’ottenebra il giorno, La fin du jour, Reflets de l’ombre, Stade d’ombre stade de lumière… Mais le plus étonnant c’est que je ne l’avais pas remarqué moi-même ! Il a fallu que j’attende qu’on me fasse cette réflexion pour m’en apercevoir. 

C’est une sorte de clef unificatrice : éclairer, mettre de la lumière sur les choses, jouer avec les effets de l’ombre et de la transparence… C’est bien un sujet qui persiste !

On sent une inspiration mélodique, et vous parliez de cette envie de retour à la mélodie. Est-ce une position difficile à défendre dans le milieu contemporain, qui privilégie volontiers l’abstraction et parfois s’interdit des réminiscences tonales ? 

On est tous intégrés à une société. L’IRCAM, cette maison où je suis, est l’un de mes lieux de prédilection pour travailler. Et pourtant, il y existe un consensus, une sorte de mainstream, qui n’est pas toujours proche de mon langage. Alors, même si cette route partagée par beaucoup m’a apporté des choses, je m’en démarque et c’est parfois difficile à défendre. C’est toujours mon histoire de compositeur sur l’épaule, il ne vient pas de nulle part. Je l’avais toujours avec moi, puis j’ai fini par me demander “pourquoi ?”. 

Ce qu’il faut c’est trouver sa route, sa liberté. Si on est en marge du mainstream, on est parfois compris, souvent incompris, et c’est normal. On n’a pas beaucoup de temps. On n’a pas beaucoup de pièces. Alors, si on ne prend pas le temps de dire ce qu’on a envie de dire, c’est raté.

Je reviens sur Reflets de l’ombre : ce n’est pas un langage que tout le monde parle, mais cette pièce a finalement été reconnue comme un point de développement de mon langage musical ; un point de rencontre entre choses musicales, scientifiques, orchestration, dramaturgie de la musique. Si l’on arrive à partager quelque chose sur ne serait-ce que quelques minutes, alors ça va, on peut dire qu’on a atteint un certain but.

J’ai l’impression que l’on est un peu plus libre aujourd’hui. Cette obligation de parler un langage est un peu moins pesante. Dans les milieux parisiens, on commence à rencontrer des musiciens qui parlent des langues très différentes mais qui arrivent quand même à communiquer. C’est peut être seulement une impression mais il me semble que c’est un peu moins dur que par le passé.

Liez-vous ce gain de liberté à la démocratisation des technologies musicales ?

Non, je ne crois pas que ce soit lié. La démocratisation de la technologie est une bonne chose, mais c’est aussi une source de problèmes. Car Il faut garder une sorte d’autonomie critique dans l’utilisation de la technologie. On ne part jamais de la technologie. En revanche certaines choses ont changé : la situation sociale, politique, le poids amoindri des grandes personnalités. Aujourd’hui il y a plus d’espace pour parler une langue qui n’est pas universellement reconnue. Et ça c’est bien, c’est important. Il ne faut pas avoir peur d’être différent ; même si c’est difficile de ne pas avoir peur !

C’est aussi culturel. J’ai lu une étude qui disait qu’aux Etats-Unis, dans les petites villes, les parents avaient tendance à dire à leurs enfants : “tu es unique, tu es différent des autres” ; ces enfants avaient ensuite des problèmes lorsqu’ils voulaient aller dans les grandes villes comme New-York, où là, les parents disaient plutôt à leurs enfants : “tu es bien comme les autres.”

Moi je viens d’une petite ville en Italie, j’étais toujours out of the blue. Je faisais du piano, de l’informatique et mes copains eux jouaient au foot et j’étais très différent d’eux. Au final j’ai accepté ça ; j’ai souffert bien sûr, c’est difficile de se rendre compte qu’on est différent des autres. Mais au bout d’un moment il faut finir par l’accepter. Maintenant j’utilise cette différence pour m’exprimer. Quand je regarde ma vie, je vois qu’il y a toujours un point de convergence entre mon développement personnel, celui de ma recherche et celui de ma musique. Cela veut dire que les changements dans la vie se répercutent sur le discours que l’on peut avoir.

L’année de la création de Reflets de l'ombre, en 2012-1013, c’est un moment où beaucoup de choses ont changé dans ma vie et tout a bougé, y compris dans ma musique. Là j’ai fini par accepter d’être différent, que ma musique ne pouvait pas parler à tout le monde. Finalement c’est là que j’ai développé une identité, une liberté dans mon mode d’expression.

Votre musique est-elle l’expression de cette différence ? A-t-elle un autre message, une idée que vous voudriez faire passer à travers elle ?

Alors, d’abord dans l’écriture on n’arrive pas toujours à être libre ! Dans une pièce, c’est parfois à un seul moment que je trouve que la musique correspond à ce que je voulais dire. Et le reste est seulement nécessaire pour révéler ce moment. La capacité à faire passer un message n’est pas univoque. Il n’y a pas un signifiant principal de la musique. Ce qui est est important, c’est que chacun trouve le sien. Quel est le signifiant de la 5e symphonie de Beethoven ? On ne le sait pas, mais on sait que ça signifie quelque chose.

C'est ce qui m'est arrivé en 2008, à la création d’un pièce qui s’appelle The Manhattan Distance. Il y a un passage assez percussif, avec des wood-blocks et des sons d’archet de cordes. A la fin du concert, une dame m’a dit : “j’ai énormément aimé votre pièce, surtout le moment où il y avait des chevaux qui marchaient.”. Elle a trouvé sa version des choses alors que moi je n’y avais pas pensé du tout ! Cela montre bien qu’il n’y pas un vrai signifiant. Mais j’essaie toujours d’en donner un, en étant en accord avec ma nécessité poétique. Si cette nécessité poétique est respectée, si on est honnête avec soi-même, alors c’est gagné.

Parfois je n’y arrive pas. Il y a des pièces que je n’aime pas. Avec le recul, je sens que je n’étais pas libre en les écrivant. Si l’on n’est pas libre, on ne peux pas faire les choix par nécessité. On fait les choix un peu par défaut, on finit sans être sûr d’avoir fini. C’est un signe qu’il reste quelque chose qui ne va pas dans la pièce. Alors il faut avoir le courage de dire : “là, je ne sais pas, donc j’efface, et je recommence” — et je recommence jusqu’à respecter ma nécessité poétique. Alors seulement les choix sont clairs et la fin est sûre.

Prenons un exemple : dans pathétique de Tchaikovsky, il y a un passage avec une longue  descente l’orchestre vers le grave, et il y a un coup de timbale extraordinaire qui arrive exactement quand il doit arriver, ni trop tôt ni trop tard. Ce qui veut dire que Tchaikovsky a construit la nécessité pour arriver exactement au bon endroit au bon moment. C’est comme ça qu’il faudrait imaginer les choses.

Ce serait comme être au sommet d’un bâtiment, juste au bord ; il faut se pencher pour regarder, mais pas trop sinon on tombe. Il faut trouver l’équilibre entre le risque et la structure. C’est cela que j’essaie de faire. La nécessité c’est un peu trouver cet équilibre. J’essaie de pousser le discours ; si je vais trop loin, si je vais ailleurs, ça n’a pas de relation avec ce que j’ai déjà fait. Mais si je n'en dis pas assez, ce n’est pas intéressant. Les jours où l’on y arrive, on peut se dire : “aujourd’hui c’est ça que je devais faire.” Mais le lendemain ce sera peut-être autre chose ! Chaque jour a sa nécessité, et ça bouge.

Vos réflexions théoriques vous aident-elles à trouver cet équilibre ?

Oui ce sont des choses qui se développent en même temps ; construire une réflexion théorique sur “comment” je fais les choses oui ça aide. Cela oblige à sortir de sa cuisine et expliquer la recette ! Bien sûr il n’y a pas une recette, mais cela permet en tout cas de dégager des lignes.

Il est important d’avoir un niveau de réflexion qui soit méta-musical : qu’est ce qui est à l’oeuvre pendant le temps où l’on compose ; pas au niveau technique mais plutôt au niveau philosophique. Donc réfléchir à un niveau qui n’est pas celui de l’action elle-même. Pendant l’action je ne réfléchis pas, c’est l’action qui m’aide et me guide. Mais pendant les moments de pause, c’est là que je peux prendre le temps d’imaginer ce que je dois faire, et ce que j’ai fait ; dois-je faire la même chose, m’en éloigner ? C’est pourquoi il faut rester critique sur ses propres actions.

Quelles satisfactions obtenez-vous dans votre recherche scientifique ? Sont-elles comparables à celles que procurent la création d’un pièce ?

Ce n’est pas la même émotion, mais surtout le milieu n’est pas le même. Dans la recherche c’est comme dans la musique, il faut être accepté. Et c’est parfois difficile de dire des choses différentes du point de vue dominant.

Dans ce domaine, je fais la même chose qu’en musique, j’essaie de trouver ma liberté dans un langage qui parle aux autres. Aujourd’hui la recherche est motivée par des méthodes issues du deep-learning et des réseaux de neurones ; les travaux qui n’utilisent pas ces méthodes sont plus difficilement  acceptés, les articles sont moins publiés. Personnellement, je n’aime pas trop ces méthodes car elles utilisent des machines qui n’expliquent pas toujours pourquoi on obtient les résultats.  La conséquence de cette absence d’explication c’est que la méthodologie scientifique est souvent guidée par la machine et non pas par l’esprit critique.

Cela pose au final la question de savoir ce qu’est la connaissance. Prenons par exemple le théorème des quatre couleurs. C’était un problème de cartographie : si on colorie chaque pays d’une couleur différente de ses voisins, combien de couleurs fait-il utiliser sur une carte pour être certain que jamais deux couleurs ne seront juxtaposées ? La réponse est qu’il faut quatre couleurs. Mais c’est une machine qui a trouvé la réponse. C’est d’ailleurs la première démonstration faite par une machine. Cette démonstration fait environ deux mille étapes. Alors, est-ce que ça nous aide ? D’un point de vue pratique, oui, on a une réponse qu’on peut utiliser. Mais quelle est la contribution à la connaissance, au développement du problème ? Y en a t-il vraiment une ? Je ne sais pas, je pose seulement la question. Aujourd’hui on se contente d’avoir les résultats et on laisse de côté la compréhension du raisonnement, et à mon avis ça ne va pas durer.

L’approche que j’ai aujourd’hui est une démarche de simplification énorme. Je n’accepte pas d’utiliser des choses que je ne comprends pas.

Donc la réponse à la question est non, ce ne sont ni les mêmes satisfactions ni les mêmes sensations. La grande différence c’est qu’avec la création d’une pièce ont peut ressentir une épiphanie, ce qui n’est pas le cas avec un article. Aller au concert, dans la salle c’est un moment particulier, dans un lieu spécifique, avec des gens autour qui profitent du moment.

Cette épiphanie, est-ce cela qui donne envie de continuer et de recommencer ?

Oui c’est possible. C’est la meilleure sensation. Mais même avec cette récompense, quand elle arrive—car elle n’arrive pas toujours — le fait d’écrire de la musique est très dur pour moi. Je ne suis jamais bien quand je compose, c’est un état d’esprit, je souffre énormément. Je ne peux pas l’éviter mais c’est un exercice spirituel qui me fait mal. Toujours. Au final je le fais parce que j’aime avoir des pièces écrites, je n’aime pas écrire des pièces.

Qu’est ce qui est le plus douloureux ?

C’est que, comme je le disais, j’essaie de trouver une nécessité poétique et, cela, c’est très difficile. Je me dis toujours “ça va aller, ça va aller” alors qu’en fait non, ça ne va pas. Alors il faut effacer, recommencer… Cela me met dans un état d’inquiétude, ce n’est pas du tout agréable. Le soir je suis souvent non seulement fatigué mais aussi frustré. Bien sûr, il m’arrive d’être content mais cela peut changer très vite, même au cours d’une journée. Je ne peux pas l’éviter, c’est comme ça, c’est tout.

Quand c’est fini, ça va mieux. Je suis content quand je peux profiter du concert, mais ce n’est pas toujours le cas ! Lorsqu’il y a une partie électronique, je dois m’occuper de la technique. Je suis donc occupé pendant le concert et je ne peux pas en profiter. C’est pour cela que je préfère écouter ma musique sans électronique ; dans la salle je peux vraiment me plonger dans le son et l’écouter. Heureusement il y a les enregistrements ; mais quand on n’est pas dans la salle il n’y a pas d’épiphanie.

Le temps de l’écriture est très différent du temps de l’écoute. Cela crée une double expérience, que le public ne peut avoir puisqu’il n’a pas écrit la pièce. C’est intéressant, dans la salle, de mettre en relation ces deux temporalité de l’écriture et de l’écoute. Mais cela rend encore plus difficile de développer une écoute critique de ses propres pièces. 

C’est la même sensation lors des répétitions avec l’orchestre. Etre critique et constructif pendant la répétition est très difficile ; la communication avec le chef n’est pas toujours fluide. Et c’est facile de lui dire des choses qui ne sont pas les bonnes parce qu’elles n’aident pas la pièce, même si c’est légitime de les penser. Lors de la première répétition, il faut toujours démontrer que l’on est à ta place comme compositeur, et que l’on sait pourquoi on est là. C’est toujours très dur ! Après, si l’orchestre est convaincu, la deuxième répétition se passe un peu mieux…

Heureusement, chaque situation est différente ce n’est pas toujours aussi dur. Et quand on peut profiter de sa pièce au concert, éprouver cette épiphanie… c’est peut être ça la chose la plus intéressante.

Propos recueillis par François Vey.