L'exposition "Thirties" à la galerie Kunsthalle de Trèves est une visite passionnante à travers les multiples formes d'expression artistique de sept artistes internationaux pour fêter le cap symbolique du passage à la trentaine. Parmis eux, Ludovic Landolt présente deux oeuvres sonores qui, bien que créées selon des modes d’expression et des formes très différentes, reposent toutes deux sur le vaste objet d’étude et de fascination sonore et musical qu'est la cloche.
Domglockenschrott - installation électroacoustique, 2023 - douilles d'obus en bronze (105mm), lutherie numérique (logiciel Modalys, Ircam), composition sonore en temps réel assistée (logiciel Max) - Ludovic Landolt
Domglockenschrott est une installation électroacoustique diffusant à intervalle régulier une sonnerie composée du souvenir de trois cloches emblématiques aujourd’hui détruites du paysage sonore de la ville de Trèves. Par ordre d’apparition de la plus grave à la plus aiguë, Helena (1628-1944), Maternus (1516-1944) et Hosanna (1500-1951). Décrochées de leurs clochers par les administrations martiales, elles sont fondues pour servir de « chair à canon » et ainsi alimenter la machine de guerre des empires, leur précieux métal étant nécessaire pour la fabrication de nouvelles pièces d’artillerie indispensables à l’appétit du front.
Composée d’une série de haut-parleurs montés à l’intérieur de douilles d’obus en bronze, l’œuvre, bien qu’issue également d’une patiente récolte d’archives, n’a pas pour ambition d’être entièrement fidèle aux sons de la sonnerie originale de la Cathédrale. La refonte de Helena, Maternus et Hosanna est une entreprise périlleuse et l’IRCAM Centre Pompidou a été sollicité comme partenaire afin de modéliser numériquement les propriétés physiques (acoustique et métallurgique) indispensables à la préparation de cette coulée de cloches numériques.
Pendant la Seconde Guerre mondiale et en débit de la très riche histoire des cloches médiévales allemandes qui survécurent déjà à bon nombre de conflits européens, Hosanna fut exploitée comme minerai pour alimenter la ferraille de guerre allemande, ce qui ironiquement lui permit d’être sauvée temporairement des bombardements alliés, car elle ne fut jamais transformée en obus. Helena et Maternus furent, elles, brisées sous les bombes du 14 août 1944, propulsant ainsi la chute de toutes les cloches sœurs conservées de façon préventive à l’intérieur de la tour du clocher. Vraisemblablement orpheline, Hosanna fut fondue à l’après-guerre et finalement, des 80 ans qui nous séparent de leur disparition, seule la petite cloche de 1682 est encore exposée aujourd’hui sous le cloître de la Cathédrale.
Bien que ce patrimoine matériel et immatériel ait définitivement disparu en emportant avec lui la signature sonore originale de la ville, des registres ont été conservés, nous renseignant jusqu’à un certain point sur leur profil, leur accordage et leur géométrie. À l’aide de ces données, Robert Piéchaud, ingénieur de recherche au laboratoire S3AM de l’IRCAM, a œuvré, à l’aide d'outils informatiques très spécialisés développés à l’Institut et principalement le logiciel Modalys, à ranimer leur présence fantomatique. Ces outils de modélisation sonore, aussi sophistiqués qu’ils soient, nous invitent à davantage d’humilité devant toute la précision des sciences artisanales des fondeurs de cloches, lesquels conservent bien souvent les secrets de leur processus de façonnage. De ce travail de métallurgiste numérique de haute volée, le hall d’entrée de la Kunsthalle se transforme en clocher.
© Photographe inconnu - cathédrale de Trèves - Helena et Maternus [permission de Sebastian Schritt & Bistumsarchiv Trier]
Kugelhopfsänger - ready-made, sculpture sonore (cloche) moule à kougelhopf en téflon, hêtre, solenoïde, arduino 60x20cm, 2016 - Ludovic Landolt
Kugelhopfsänger tente de réaliser, pourtant sans même en avoir pleinement conscience, une véritable cloche mécanisée. Fruit du détournement du moule à gâteau emprunté au folklore traditionnel alsacien et germanique, la cloche en forme de kougelhopf est activée à l’aide d’un dispositif électromagnétique fixé sur un plateau en bois de cerisier. Elle est programmée pour sonner à cadence régulière et selon un mode d’apparition défini en amont en intégrant le personnel du lieu d’exposition chargé de l'accueil des visiteurs.
Kugelhopfsänger est une œuvre qui assume avec la légèreté propre d’un moule à gâteau de monitorer l’impact physiologique des sonneries de cloche sur l’attention et la perception du temps des usagers de la Kunsthalle. L’œuvre propose de créer une situation d’écoute particulière où la suite d’impacts provoqués par la sonnerie de cloche invite les visiteurs·euse·s et les travailleur·euse·s présent·e·s dans l’espace d’exposition à retenir leur souffle et à accorder leur respiration aux battements du battant contre le téflon. Les propriétés acoustiques insoupçonnées du moule à kougelhopf sont révélées par un mécanisme magnétique venant frapper directement la surface en téflon. Les attaques interpellent les esprits alertes et invitent à converger autour du Sänger tout en provoquant une posture d’écoute active auprès des écoutants.