Posté par: admin Il y a 10 années, 12 mois
Entretien avec Vincent Puig, fondateur avec Andrew Gerzso du Forum , et Arshia Cont.
Les origines du Forum Ircam et quelques perspectives
Propos recueillis par Paola Palumbo
Le Forum Ircam a été créé en 1993 à l’initiative de Vincent Puig et Andrew Gerzso.
Il regroupe aujourd’hui plus de deux mille utilisateurs (ingénieurs du son, compositeurs, performeurs, chercheurs, enseignants, designers sonores) dans le monde entier. Depuis vingt ans, ce sont plusieurs milliers d’utilisateurs qui ont contribué au Forum.
« Mais toutes les idées étaient là ! » affirme Vincent Puig, actuel directeur adjoint de l’IRI (Institut de Recherche et d'Innovation).
Nous avons enquêté sur les origines de cette aventure avec Vincent Puig (V.P.) et nous les avons mises en rapport avec les perspectives de développement proposées par Arshia Cont (A.C.), actuel directeur du Forum.
Quelle était l’idée de départ ?
V.P. Si on a un regard rétrospectif sur ce qui s’est passé à la création du Forum, on y retrouve déjà une thématique qui a été largement mise en avant par les sociologues, les philosophes et les médiateurs de la culture et de l’art : la figure de l’amateur.
Il faut entendre ce mot dans le sens le plus noble du terme. Ce n’est pas de l'"amateurisme" dont on parle mais de l'"amatorat", c’est-à-dire la capacité critique à s’engager, à aimer une compétence qui est présente chez les artistes eux-mêmes. Andy Warhol disait s'il faut être artiste il faut d’abord être amateur. On ne peut créer que si on aime, si on se projette dans la matière artistique. Des artistes qui ne sont pas amateurs sont fonctionnarisés, ils ont perdu la passion qui les anime.
Qu'est-ce que c'est le Forum aujourd'hui ?
A.C. Tout simplement, la communauté étendue de l'Ircam. L'Ircam est une communauté hétérogène, réunissant artistes de tout genre, de l'ingénieur au musicien au chercheur scientifique ; accompagnés par un savoir-faire la plupart du temps artisanal qui s'est montré capable de créer des pratiques étendues au monde entier. Le Forum est cette image de l'Ircam étendue au monde entier : une communauté de savoir et de partage hétérogène avec une narrative commune qui est celle d'Arts/Science.
Le Forum aujourd'hui ne distingue pas entre ceux qui sont à l'intérieur ou l'extérieur de l'Ircam. Et le besoin de renforcer cette narrative Arts/Science d'une manière profonde et au-delà d'une simple inspiration est ressenti par ceux qui nous ont rejoint depuis le lancement du Forum 2.0 en 2012.
Comment aller à la rencontre des amateurs en 1993 ?
V.P. Depuis longtemps il y a des discussions d’amateurs musicaux : les amateurs de trompette, les amateurs de chorales, les chorales amateurs… mais les amateurs de techniques de la musique, les amateurs d’outils numériques cela était novateur ! Il s’agissait d’amateurs de lutherie électronique. C’est d’abord cette idée là qui ressemble les membres du Forum pour une discussion autour de ces outils numériques.
Maintenant on connaît les amateurs grâce aux communautés sur internet, les réseaux sociaux, les sites de contribution. Or l’idée de base du Forum est exactement celle-là. C’est une communauté de personnes qui sont reliées entre elles par des techniques. Au début on ne parlait pas de questions esthétiques mais d’outils.
Temps réel, analyse-synthèse, composition assistée par ordinateur étaient les thématiques organologiques. Cette organologie était le driver du démarrage. L’Ircam vient d’une tradition de musique contemporaine écrite, qui est historique. Cela vient du génie et de l'impulsion et la pensée de Boulez. L’idée du Forum était de dire : on ne fait pas ce qui est fait dans la programmation de l’Ircam, on n’est pas liés à son esthétique. On va prendre l’axe de l’organologie, celui des instruments numériques, les logiciels.
On ne pouvait pas faire que avec les compositeurs, que avec la pédagogie, que avec les chercheurs, on était obligé de travailler avec tout le monde.
Le premier travail était donc de faire groupe, collectif autour de logiciels.
Créer une communauté d’usagers autour de logiciels développés à l’Ircam qui n'étaient pas encore distribués à l’extérieur des labos, comment cela pouvait-il se faire ?
V.P. C'était très compliqué ! Jusqu’en 1993 les logiciels n’étaient pas utilisés en dehors de l’Ircam. Il fallait tout d’abord en parler, les faire exister.
Au début mon titre était celui de Directeur de la valorisation. Mon travail était justement d’aller voir les logiciels qu’il fallait valoriser et il y avait toute sorte de chose. Au niveau du temps réel tout était sur hardware par exemple. D’abord avec la station d’informatique musicale (SIM). Ensuite on est passé à ISPW (IRCAM Signal Processing Workstation) qui était une carte qu’on insérait dans un cube NEXT. C’était difficile de distribuer, ce n’était pas accessible pour le grand public. Les machines NEXT étaient relativement chères.
Du côté de l’analyse-synthèse c’était très compliqué aussi car on avait que des logiciels en ligne de commande (dilatation, compression, échantillonage). Tout fonctionnait avec SuperVP. Donc le premier travail de l’équipe Forum avec Xavier Rodet et Philippe Depalle était de porter le code sur Mac. On a copié SVP sur les disquettes et on les a données aux membres Forum.
Du côté de la composition assistée par ordinateur (CAO), Gérard Assayag avait développé Patchwork ancêtre de OpenMusic. Là c’était surtout des compositeurs dans la sphère de l’Ircam qui en étaient friands : Grisey, Hurel. Cela nous a permis de développer des outils pour la musique spectrale.
Il y avait des gens qui étaient dans des secteurs complètement différents. On touchait l’intérêt des installations sonores. On était encore loin de la question du home studio.
Les technologies de l’Ircam sont-elles aujourd'hui à la portée de tous les amateurs et professionnels de la musique ?
A.C. Nous n'y sommes pas encore, mais la démarche est engagée. Il faut voir ce processus dans l'évolution du Forum et aussi dans l'évolution de l'informatique musicale en général : la technologie ne définit pas tout aujourd'hui. L'accès à la technologie passe par des interfaces plus ou moins standardisées depuis les dix dernières années par l'industrie. À titre d'exemple, la technologie SuperVP peut, à terme, être utilisée par tout le monde (utilisateur amateur pour avoir des Time Stretching de qualité, et l'utilisateur professionnel pour diverses raisons). Aujourd'hui nous couvrons à peu près une audience professionnelle dite Arts/Science qui sait programmer (via Max ou autre). L'utilisateur amateur a besoin d'une interface vers SuperVP via les standards comme plugins VST avec usage simplifié, quand le professionnel aura besoin du même format, mais avec plus de contrôle dans les détails, et à cela j'ajoute l'industriel qui aura besoin d'autre formats pour faire bénéficier sa propre technologie par SuperVP.
Cette analyse est une raison de plus pour que le Forum Ircam s'engage davantage avec la R&D et aussi le département de valorisation. Frederick Rousseau (@froussea), le directeur de la valorisation industrielle de l'Ircam, est maintenant un des responsables à part entière du Forum et il a engagé des démarches qui ont abouti enfin aux outils comme IrcamTools qui rend nos technologies disponibles pour les professionnels, et aussi Ircamax qui ont rendu nos technologies disponibles pour les amateurs de musique électro. Maintenant, il faut aussi aborder d'autre formats comme les terminaux nomades (tablette, mobiles, etc.). Le chemin est long, mais nous avons à la fois la force des mélomanes/membres du Forum et les développeurs qui y répondent.
Quel était le modèle économique de l’époque ? Comment a-t-il évolué ?
V.P. On était très critiqués au départ. Les gens ne comprenaient pas pourquoi payer. Ils disaient « Soit vous êtes un institut de recherche et donc vos développements sont gratuits, soit vous êtes une boite privée ! ». Nous on disait qu’on n’était ni l’un ni l’autre mais ce qu’on faisait payer était un accès à un outil couplé à un savoir sur l’outil, des expériences artistiques. On mettait en avant la question sociale, le site, les discussions.
Du coup il fallait inventer du service. On a fini par garder un modèle mixte, on paye un peu le logiciel un peu le service.
A l’époque on avait mis en place un service Minitel sur lequel on pouvait télécharger des petits sons (avant que je lance Studio en Ligne) et on livrait les logiciels sur des disquettes Mac.
A.C. Il faut d’abord comprendre à quoi sert le modèle dit "économique" du Forum. Il sert avant tout à financer le Forum lui-même et aussi les projets Arts/Science à l'Ircam comme la résidence de recherche musicale, qui sont désormais ouvert à tous via des appels à œuvres/projets ouverts.
Ensuite, nous avons complètement revu le modèle du Forum en 2012 : les prix ont été divisés par 3 et le nombre d'accès pour les individus et institutions multiplié par 4 ! Ceci montre notre volonté d'agrandir plus que jamais l'accès à notre technologie et aussi notre savoir-faire accumulés depuis 30 ans maintenant. Mais le point le plus important c'est notre engagement depuis 2012 de rendre le Forum un plateforme sociale par excellence pour Arts/Science, pour que le Forum devienne un pont de partage non seulement entre l'Ircam et ses utilisateurs fidèles, mais aussi entre les membres eux-mêmes.
Le volet social dans le Forum est le point principal. Je dirai que le modèle économique doit devenir secondaire et en fonction de ce premier. Avec l'engouement qu'on observe aujourd'hui dans le Forum, on espère adapter peu à peu le modèle économique pour mieux permettre aux artistes de faire de l'art, mais aussi pour un coût moindre voir nul à terme, tout en gardant notre levier de financement pour Arts/Science puisque nous restons un des rares lieux d'interaction entre les deux au-delà d'une simple inspiration
Comment s’est passé le lancement en 1993 ?
V.P. La journée de lancement du Forum a eu lieu en septembre 1993. A cette époque il n’y avait pas encore de responsable du Forum dans la Direction de la Valorisation et je voulais que cela soit un projet collectif de tout l’Ircam. Je me souviens avoir présenté ce projet tout d’abord en Studio 5 à Pierre Boulez et à tout le personnel durant une plénière. Après la journée de lancement de septembre 93, on a eu tout de suite une centaine d’inscrits (quelques compositeurs extérieurs à l’Ircam, des écoles, universités) ce qui a convaincu Andrew, alors responsable de la création et avec qui j’avais discuté du Forum depuis mon arrivée à l’Ircam (avril 93), de nous rejoindre comme responsable du Forum début 94.
Comment a démarré le partenariat avec l’industrie ? Comment se poursuit-il aujourd’hui ?
V.P. Le lien à l’industrie s’est fait avec Max.
Je n’avais pas encore mis en place la redistribution de Max par l’Ircam car Opcode avait son réseau de distribution exclusive en France. Cela s’est fait plus tard. Pour casser tout cela et fusionner la version de Zicarelli (Max) et de Puckette (FTS), on avait embauché David Zicarelli à l’Ircam.
L'autre lien tissé avec l’industrie a été notre participation aux salons. On s’était dit qu'on n’était pas une société privée, mais qu’on avait des outils à échanger, à partager avec les industriels. Notre présence au premier MusikMesse puis au Namm Show ont été un vrai succès.
A.C. Avant 2012, la valorisation industrielle était gérée d'une manière indépendante du Forum. Depuis, le Forum est désormais géré par moi même (pour rassurer le lien sociale et le lien avec la R&D de l'Ircam) et Frederick Rousseau (@froussea). Les technologies de la musique et du son sont aujourd'hui partout et des fois où on ne s'y attend pas. Tout cela pour dire que le lien avec l'industrie va au-delà des salons professionnels comme MusikMesse ou Namm qui ont vus leur âge d'or dépassée.
Le mélange du Forum et la valorisation permet une prototypage rapide et une meilleure visibilité de notre offre pour l'industrie. Les technologies comme SuperVP sont maintenant embarquées dans beaucoup de logiciels professionnels et aussi grand publique grâce à une politique de valorisation mené par la direction de l'Ircam ces dernières années et ce n'est qu'un exemple. Nos technologies de transformation et synthèse de la voix ont été également déployées au cinéma, et le Spat désormais se trouve en partie dans les jeux vidéos et outils de décodage professionnels.
Frederick Rousseau a l'idée de créer un Club Industrie dans le Forum Ircam. Je trouve que l'idée est fort intéressant et permettra également à nos membres de se valoriser auprès des acteurs de l'industrie. C'est un projet qu'on va poursuivre en 2014-15.
Quel lien le Forum entretient-il avec la recherche ?
V.P. On parle beaucoup aujourd’hui de Openscience, science contributive. Il y avait déjà cette idée là à l’Ircam et c’est là qu’on a commencé à voir comment articuler le Forum avec la communauté scientifique. Donc on a commencé par les ICMC. Me voilà parti au premier ICMC mes disquettes, et mes fiches papier sur le Forum.
A.C. Je suis avant tout un chercheur et je gère une équipe de recherche à l'Ircam. Par ailleurs, à part le Forum, je suis chargé de médiation entre le département R&D et la production artistique. À l'Ircam, la majorité de notre activité R&D est concentrée sur une finalité artistique et cela passe très souvent par un développement logiciel d'une technologie pour un ou plusieurs projets précis. Le fait que j'ai 3 casquettes n'est donc pas un hasard : Le Forum est l'endroit où l'Ircam partage l'expérience d'un ou plusieurs projets innovants pour la grande communauté des artistes, chercheurs et enthousiastes d'Arts/Science. Le Forum est aujourd'hui une infrastructure qui permet aux chercheurs et développeurs de se valoriser à travers notre communauté grandissante. Le but de département Interface Recherche/Création à l'Ircam est précisément de faciliter cette démarche et pour cela on travaille très étroitement avec les chercheurs. Pour comprendre ce processus fort complexe et intéressant, un numéro spécial de Contemporary Music Review publié en 2013 a été consacré à la recherche musicale à l'Ircam.
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